Ecrire à partir de « L’Annonce » de M.H. Lafon

Cette semaine, Pauline Guillerm vous propose d’écrire à partir du  roman de Marie-Hélène Lafon « L’Annonce » (Editions Buchet-Chastel, 2016). Envoyez vos textes (un feuillet standard ou 1500 signes maxi) jusqu’au 20 juillet à atelier ouvert@inventoire.com.

Extraits

« (…) Annette regardait la nuit. Elle comprenait que, avant de venir vivre à Fridières, elle ne l’avait pas connue. La nuit de Fridières ne tombait pas, elle montait à l’assaut, elle prenait les maisons, les bébés et les gens, elle suintait de partout à la fois, s’insinuait, noyait d’encre les contours des choses, des corps, avalait les arbres, les pierres, effaçait les chemins, gommait, broyait. Les phares des voitures et le reverbère de la commune la trouaient à peine, l’effleuraient seulement, en vain. Elle était grasse de présences aveugles qui se signalaient par force de craquements, crissements, feulements, la nuit avait des mains et un souffle, elle faisait battre le volet disjoint et la porte mal fermée, elle avait un regard sans fond qui vous prenait dans son étau par les fenêtres, ne vous lâchait pas, vous les humains réfugiés blottis dans les pièces éclairées des maisons dérisoires.

(…)

Annette ne s’habituait pas à l’étable, où, malgré sa bonne volonté, elle ne savait pas se placer, ni se mouvoir ni se montrer efficace ou utile en rien, et restait interdite devant les bêtes, leurs larges yeux luisants, leurs lenteurs absconces et leurs jets éruptifs de pisse drue ou de merde tiède. Dès sa première incursion, le lundi 29 juin pendant la traite du soir, elle avait été baptisée, Paul l’avait dit en riant, la coupable étant la Royale l’une des meneuses du troupeau, la vache de Nicole, précisèrent les oncles, goguenards, tandis qu’Annette, maculée, les jambes et le bas du dos crépis de bouse brune, s’appliquait à garder contenance, à ne pas tomber, à ne pas aggraver son pendable cas.

(…)

Annette avait appris les bruits de la maison. Il y avait les bruits du dessous, les bruits de Nicole et des oncles, des sifflements dans la tuyauterie, quand ils ouvraient ou fermaient un robinet, ou le chuintement têtu de la Cocotte-Minute ; la machine à laver ahanait, un salmigondis d’émissions de télévision montait du sol, faisant tapis ; on reconnaissait les indicatifs, on était, en haut, sur la 2, ou la 3, quand on errait en bas, de la 1 à la 6 en passant par TV5, ou une chaîne italienne, ou LCI, ou Eurosport, les oncles ayant cédé au charme insoupçonné de la télécommande et zappant avec une férocité décuplée par l’installation de la parabole au grand dam de Nicole qui n’en pouvait mais, n’étant pas maîtresse du fatidique engin. De Nicole et des oncles, on devinait tout.

(…)

À l’automne seulement, quand on avait fermé les fenêtres de la chambre, et, plus tard, rentré les bêtes à l’étable, Annette avait entendu le langage de la maison, de son armature, de ses jointures raidies de froid, de sa grande carcasse sèche toute suspendue à l’épine dorsale de la charpente rousse dont au début Éric avait compté et recompté les poutres, sans jamais arrêter son calcul, la tête renversée, bouche ouverte, tenace et muet, suivant du regard les acrobatiques agissements des hirondelles empressées auprès de leur nichée. Paul avait expliqué que les hirondelles reviennent chaque année dans les maisons, si elles ne reviennent pas, ça n’annonce rien de bon ; mais à Fridières, elles étaient toujours revenues, Paul ne se souvenait pas de saison sans hirondelles, les oncles non plus qui étaient nés là, n’avaient jamais quitté la maison et n’oubliaient rien des choses anciennes. Alors, on était tranquille, avait conclu Éric rapportant à sa mère cette conversation entre hommes. »

Suggestion

Ces passages, tirés du roman de Marie-Hélène Lafon, L’Annonce, publié aux Éditions Buchet-Chastel en 2009, figurent aux pages 13, 36, 68, 72-73 de l’édition « Folio » (n°5222). On retrouve dans ce roman l’importance que Marie-Hélène Lafon donne aux paysages, aux atmosphères, à l’environnement dans lesquels se construit la vie des personnages et dans lesquels ils tentent de vivre. Elle nous donne à voir la campagne. La famille de Paul. La grande maison familiale où il vit avec sa sœur Nicole et leurs oncles. Les travaux multiples à la ferme. Une annonce dans un journal. Une rencontre entre deux univers. La rencontre de Paul et d’Annette. Annette. Sa vie avec son fils Éric dans le Nord. La rencontre de deux solitudes. L’amour. Le choix d’Annette de s’installer chez Paul. La découverte d’un nouvel environnement.

Annette, avant d’intégrer ce nouveau monde et après avoir quitté le sien, se retrouve dans une sorte « d’entre-deux vies ». Elle vient tout juste de quitter son quotidien, n’est pas encore habituée au nouveau. Tout ce qu’elle voit, tout ce qu’elle sent, appartient encore à l’inconnu. Tout, dans cet univers, elle le voit pour la première fois. Les sensations en sont grandies et les détails plus visibles. Elle fait attention à tout. De la puissance de la nuit aux bruits de la maison. Son regard est d’autant plus précis qu’elle sait que bientôt, ce sera « chez elle ». Dans le roman, Marie-Hélène Lafon se situe ainsi dans l’attention au changement – d’où il vient, comment il se manifeste, par quels signes, comment sa réalité se distingue des projections antérieures. Mais on revient, on se souvient de temps en temps du monde d’avant et on entre petit à petit un peu plus dans le monde d’après.

Je vous suggère de retrouver à votre tour, en puisant dans vos expériences, les moments au cours desquels vous vous êtes trouvé entre deux mondes, à la lisière en somme, à la manière d’Annette. Afin de libérer votre mémoire et votre imaginaire, vous commencerez par dresser une petite liste de ces moments (où l’on commence un nouveau travail, où l’on s’installe dans un nouveau pays ou une nouvelle vie).

Puis, vous en choisirez un seul, afin d’écrire le récit qu’il appelle. Vous évoquerez le nouvel environnement dans lequel votre narratrice ou narrateur va devoir s’intégrer. Il/elle le découvre pour la première fois. Il ne sait pas encore ce qu’il trouvera. Il (ou elle) a l’œil vif et observe, voit tout. Son regard est neuf sur ce lieu qui sera bientôt rempli de ses pas, de ses habitudes. Vous cherchez donc à déployer ce moment, c’est-à-dire à donner à voir et à sentir ce que votre narrateur, votre narratrice voit, vit, ressent, découvre. Le récit découvrira peut-être la raison de cet entre-deux mondes, ou le laissera simplement deviner. La rencontre avec le nouveau monde peut susciter des sentiments mêlés en raison des sensations variées qu’il suscite.

Lecture

Marie-Hélène Lafon est née dans le Cantal en 1962. Depuis 1980, elle vit à Paris où elle enseigne les lettres classiques. Elle est l’auteur d’une dizaine de romans et nouvelles, ancrés dans le réel d’un monde paysan qui n’en finit pas de disparaître : notamment, parmi les derniers, Les Pays (Buchet Chastel, 2012) ; Album, abécédaire (Buchet Chastel, 2012) ; Tensions toniques – qui rassemble les récits de Marie-Hélène Lafon (Archipel, 2012) ; Traversée (Créaphis Fondation Facim, 2013) ; Joseph (Buchet-Chastel, 2014). Il faut signaler aussi Chantiers (Busclats, 2015) consacré à son travail d’écrivain.

Ses héros sont reclus dans le silence et n’existent que par le geste, le corps. Elle définit son écriture comme une écriture « à la lisère, en lisère. » Elle ajoute : « Je suis dans cette échappée, cette séparation du lieu d’origine sociale et culturelle. Par ce fait même, je suis à distance, je reste à distance aussi du milieu d’accueil, dirais-je, celui dans lequel se passe ma vie, ici et maintenant ; c’est l’apanage des transfuges sociaux, d’où qu’ils viennent. C’est ce que j’appelle être à la lisière, entre deux mondes, en tension entre deux pôles, tension féconde et constitutive, je le crois, de l’écriture. » Son livre « Histoires » a reçu le Goncourt de la nouvelle 2016.

À la lecture de L’Annonce, j’ai été captivée par cette impression de lisière que Marie-Hélène Lafon évoque pour définir son écriture. Annette décide de rejoindre Paul, elle se trouve donc entre deux vies, entre deux mondes : à la lisière de sa vie. L’auteure traite ce choix de changement de vie du côté de la découverte d’un nouveau milieu. Les images, gestes, corps, actions et histoires de cette campagne en prennent un relief fort, parce que neuf. Je me suis laissée entraîner par la puissance des descriptions et mon attachement aux vies de Paul, d’Annette et des autres a grandi page après page.

P.G.

Pauline Guillerm anime des ateliers réguliers à Aleph-Écriture (à partir de la rentrée, elle animera les modules 2,3,4,5 les mercredis en journée, les modules 4,5,6 les lundis en soirée, les modules 1,2,3 les dimanches en journée). Elle est aussi l’auteure de la pièce de théâtre Les amis d’Agathe M. publiée chez Lansman Éditeur.

 

 

 

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