Ecrire à partir de « Les mots entre mes mains » de Guinevere Glasfurd

cvt_les-mots-entre-mes-mains_1968Cette semaine, Alain André vous propose d’écrire à partir du premier roman de l’Anglaise Guinevere Glasfurd, Les mots entre mes mains (2014 et Préludes, 2016). Envoyez-nous vos textes (un feuillet standard ou 1500 signes maxi) jusqu’au 30 décembre à l’adresse : atelierouvert@inventoire.com

 

Extrait

« Je vois peu le Monsieur. Pourtant, il est partout où mon regard se pose — comme s’il se tenait quelques pas devant moi, qu’il venait juste de quitter mon champ de vision. En moins d’une semaine, nous sommes à court de chandelles et de sel. Il manque des verres dans le placard, que je retrouve sur le rebord de la fenêtre de sa chambre, remplis d’une eau grise. Il a pris un vieux plat d’étain dans la cuisine et l’a couvert de bouts de chandelles. Sur une assiette, il a fait couler des flaques de cire, avec la marque de son pouce sur chacune. Je me garde bien de toucher à tout cela.

Il n’ouvre pas sa porte avant midi, puis s’absente et envoie Limousin en courses dans la direction opposée. M. Sergeant, qui se réjouissait à la perspective d’avoir de la compagnie au déjeuner, doit être déçu : le Monsieur préfère prendre ses repas dans sa chambre. Souvent, il ne rentre qu’après dîner et je l’entends aller et venir jusque tard dans la nuit. Je lui laisse de quoi manger sur un plateau près de sa porte, sous une assiette. Je découvre ainsi ce qu’il aime et ce qu’il n’aime pas. Il est friand de sucreries ; je lui prépare du gâteau aux pommes à la cannelle, je passe du babeurre à travers une mousseline et le parfume avec de la vanille pour obtenir un hangop. Ces plats reviennent toujours vides.

Parfois, il ne quitte pas sa chambre, et je dois faire le ménage en sa présence, après le déjeuner pour être sûr qu’il soit habillé. Je retire mes pantoufles pour ne pas le déranger. Il est assis les yeux fermé sur une chaise qu’il a tirée près de la fenêtre. Il me fait penser à un chat lézardant au soleil, ni éveillé ni endormi. Il ne se rend pas compte de ma présence.

Chaque jour, je replie les draps, les défroisse et aère le matelas. Deux fois par mois, je lave la literie et son linge. Au bout de quatre semaines, je n’ai toujours pas eu sa chemise de nuit. Un jour qu’il pleut, ce qui signifie qu’il ne sortira pas, j’entre tout doucement et me mets à genoux pour voir si elle n’est pas tombée par mégarde sous le lit.

« Que cherches-tu ? »

Je sursaute, et me relève en m’essuyant sur mon tablier. « Je…

– Oui ?

– Y a-t-il des vêtements que je dois laver, Monsieur ?

– Certainement, Limousin a dû te les apporter. »

Je triture le tissu entre mes doigts.

« Quelque chose ne va pas ?

– Je n’ai pas eu votre chemise de nuit, Monsieur.

– Ma chemise de nuit ? »

Mes joues deviennent écarlates. Il renverse la tête en arrière et éclate de rire. « Quelle chemise de nuit ? »

Mon cœur bat aussi fort que si j’avais monté dix étages à la suite. Je m’enfuis de la pièce, poursuivie par son rire qui cascade sur mes talons. Dans ma précipitation, j’en oublie mes pantoufles. Je n’ose pas remonter et marche pieds nus jusqu’au soir. Quand je finis par trouver le courage d’aller les récupérer, je les découvre devant sa porte, avec un papier posé sous l’une d’elles. Je le déplie : Vos pantoufles — vous aurez froid dans elles. Dessous, il a fait un petit dessin.

Je cligne des yeux. Rien n’est droit. Pas même la tige d’une rose dans l’eau. »

 

Suggestion

Les mots entre mes mains évoque les amours tardives de René Descartes, le philosophe français, et d’une servante hollandaise. Cette histoire d’amour secrète est racontée du point de vue de la la servante, un choix intéressant dès lors qu’il s’agit d’écrire l’histoire d’une relation a priori déséquilibrée. Le moins que je puisse dire, c’est que je n’ai pas été déçu.

L’histoire d’Helena Jans van der Strom et de René Descartes est peu documentée. Guinevere Glasfurd a tout de suite voulu la raconter du point de vue de cette servante peu ordinaire, qui, alors qu’elle venait d’arriver à Amsterdam pour travailler chez un libraire, apprend seule à lire et à écrire. Sa soif de savoir touche Descartes, mais leur liaison peut les perdre : elle est protestante, il est catholique, Français et d’un milieu aisé, elle est Hollandaise et d’origine populaire, l’écart d’âge entre eux est important, c’est beaucoup, c’est grave. Leurs amours clandestines dureront cependant plus de dix ans.

Le récit est conduit par Guinevere Glasfurd avec infiniment de grâce. J’ai été particulièrement sensible à la façon dont elle utilise les objets pour nous faire sentir tout ce qui se passe entre les personnages.

Je vous suggère donc de méditer quelques instants sur le thème de la « rencontre improbable » entre deux êtres. Il peut s’agir d’une relation entre une célébrité et un anonyme. Plus simplement, on peut avoir deux personnages très différents : un homme et son canari, ou son chien ; ou bien un adulte et une enfant de quatre ans ; ou encore, un aborigène et le directeur de la Banque mondiale, etc. Dressez une petite liste de « couples » que leur dissymétrie rend intéressants.

Puis imaginez leur rencontre — ou un autre épisode les mettant en relation. Mais attention, cette relation sera donnée à sentir à travers la médiation d’un objet. Racontez le moins possible et, pour ce faire, utilisez toutes les ressources narratives de l’objet : casserole, ou sulfure, téléphone portable, jouet, loupe, coquillage, coquille de noix, galet, paire de gants, casquette, photo, masque, statuette, carnet, livre, chiffon, écharpe, etc.

Écrivez, à partir de ce point de départ presque théâtral, une brève scène, que vous nous adresserez.

 

213178480Lecture

Avant la parution de ce premier roman, Guinevere Glasfurd était surtout nouvelliste . Votre moteur de recherche préféré vous apprendra qu’elle vit près de Cambridge, qu’elle a un mari, Damian, une fille, Saskia, et un agent, Veronique Baxter, qui a fait beaucoup pour le lancement du livre, ainsi qu’un mentor littéraire, Louise Doughty.

J’ai aimé la délicatesse de touche de son écriture. Elle fait preuve d’une forme d’attention, ou de pudeur, qui recourt volontiers aux objets pour rendre sensible ce qui ne doit pas être platement narré. Le ballet René/Helena est un petit théâtre dans lequel ils sont essentiels : ce sont les moteurs de la fiction. Les pantoufles en disent long, nous le savons depuis que nous avons écouté Cendrillon pour la première fois. Mais de simples lacets peuvent entraîner tout un roman, comme dans La Mezzanine de Nicholson Baker (1986 et Robert Laffont, 2008), où toute l’histoire dérive de ce que le héros casse un lacet, qu’il veut remplacer séance tenante, et sort du bureau pour accéder aux boutiques de la mezzanine commerciale où il travaille. Tous les objets, dans une fiction, sont potentiellement à la fois des vecteurs de réel et… des objets magiques. On peut lire aussi, pour s’en convaincre, un autre roman de la rentrée, Anatomie d’un soldat, d’un autre Anglais, Harry Parker, qui raconte la vie d’un soldat à partir des objets faisant notamment partie de son paquetage. Les objets sont liés à une activité, ce qui permet d’avoir des personnages en mouvement et évite de long discours — ce que l’auteur de best-sellers Elizabeth George nommait des CAMAP : des Combines Anti Moulins À Paroles. C’est une sacrée combine, et beaucoup plus qu’une combine…

A.A.

Alain André a pris l’initiative de créer Aleph-Écriture en 1985. Auteur de romans, de fictions brèves et d’essais, il conduit à La Rochelle des ateliers d’écriture, toujours pour le compte d’Aleph-Écriture, dont il est le directeur pédagogique. Il propose des ateliers ouverts et, à partir de mars 2017, un module de la « Formation générale à l’écriture littéraire » consacrée à la littérature du réel.

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