Écrire à partir de « Mémoire de fille » d’Annie Ernaux

Cette semaine, Alain André vous propose d’écrire à partir du nouveau texte d’Annie Ernaux, Mémoire de fille (Éditions Gallimard, 2016). Envoyez-nous vos textes (un feuillet standard ou 1500 signes maxi) jusqu’au 15 juillet à l’adresse : atelierouvert@inventoire.com

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Extrait

« Il y a des êtres qui sont submergés par la réalité des autres, leur façon de parler, de croiser les jambes, d’allumer une cigarette. Englués dans la présence des autres. Un jour, plutôt une nuit, ils sont emportés dans le désir et la volonté d’un seul Autre. Ce qu’ils pensaient être s’évanouit. Ils se dissolvent et regardent leur reflet agir, obéir, emporté dans le cours inconnu des choses. Ils sont toujours en retard sur la volonté de l’Autre. Elle a toujours un temps d’avance. Ils ne la rattrapent jamais.

Ni soumission ni consentement, seulement l’effarement du réel qui fait tout juste se dire « qu’est-ce qui m’arrive » ou « c’est à moi que ça arrive » sauf qu’il n’y a plus de moi en cette circonstance, ou ce n’est plus le même déjà. Il n’y a plus que l’Autre, maître de la situation, des gestes, du moment qui suit, qu’il est seul à connaître.

Puis l’Autre s’en va, vous avez cessé de lui plaire, il ne vous trouve plus d’intérêt. Il vous abandonne avec le réel, par exemple une culotte souillée. Il ne s’occupe plus que de son temps à lui. Vous êtes seul avec votre habitude, déjà, d’obéir. Seul dans un temps sans maître.

D’autres ont beau jeu alors de vous circonvenir, de se précipiter dans votre vide, vous ne leur refusez rien, vous les sentez à peine. Vous attendez le Maître, qu’il vous fasse la grâce de vous toucher au moins une fois. Il le fait, une nuit, avec les pleins pouvoirs sur vous que tout votre être a suppliés. Le lendemain, il n’est plus là. Peu importe, l’espérance de le retrouver est devenue votre raison de vivre, de vous habiller, de vous cultiver, de réussir vos examens. Il reviendra et vous serez digne de lui, plus même, vous l’éblouirez de votre différence en beauté, savoir, assurance, avec l’être indistinct que vous étiez auparavant. »

Suggestion

C’est le thème, ou son épure. Mémoire de fille narre l’histoire d’une première fois, si violente que l’auteur n’avait jamais pu l’écrire, en dépit de plusieurs tentatives.

En 1958, Annie Duchesne (nom de jeune fille d’Annie, épouse Ernaux) sort d’une école religieuse et se retrouve, au cours de l’été de ses 18 ans, monitrice dans une colonie laïque. Elle aspire à la vie et à l’amour. Il suffit de sa première « sur-pat » pour qu’elle se fasse embarquer par le moniteur-chef de la colonie, H., un prof de gym déjà fiancé par ailleurs. Elle passe une nuit avec lui, puis il se détourne d’elle et la laisse devenir la risée de toute l’équipe ; puis une seconde nuit, le soir de ses 18 ans, le 11 septembre, vers la fin de la colo. Si la jeune fille n’est pas déflorée, comme on disait alors, évitant au moins le risque de tomber enceinte, les séquelles apparaîtront par la suite. Sur le moment, elle passe pour « un peu putain sur les bords » et doit affronter la honte : une honte de fille.

Cette histoire, je partage, étrangement. Annie Ernaux m’a un jour écrit pour me dire tout le bien qu’elle pensait de mon premier roman. Je ne crois pas avoir honoré la promesse de ce livre autant qu’elle l’imaginait, mais je comprends mieux, après Mémoire de fille, pourquoi elle l’avait aimé. Mon roman racontait l’histoire d’une honte – de garçon. C’est important, la honte, dans l’écriture, comme les obsessions, les besoins de règlement de compte, le besoin de témoigner. C’est, précise Jean-Pierre Martin dans Le livre des hontes (paru au Seuil en 2006), « un alcool fort de la littérature ». Et il est toutes sortes de hontes, sauf pour les éhontés bien sûr, mais ceux-là écrivent-ils ? Honte de l’origine, de la couleur de la peau, de la classe sociale, de l’enfance, de l’âge, d’un événement, etc..

L’une des choses frappantes, dans cette narration, est que le récit de l’épisode honteux proprement dit est remarquablement bref. Il compte deux actes, au sens théâtral du terme, séparés par trois semaines de colo. Le premier couvre cinq pages, le second un peu moins. Entre les deux actes, une série de plans fixes, « comme dans le jeu Un deux trois soleil ». La formule littéraire correspondant au jeu est : « Je la vois », elle revient au début d’une dizaine de paragraphes. Mais l’important, c’est que le récit l’épisode est d’autant plus bref qu’il est difficile à écrire. Plus extraordinaire encore, il faut plus de trente pages pour que le personnage, Annie D, entre dans l’ancien aérium ou a eu lieu la colonie de vacances.

Au cours de ces trente pages, sept stratégies successives sont déployées pour repousser le moment d’aborder au lieu fixe de la honte. D’abord, une sorte de prologue quasi théorique, consacré au thème de l’emprise : celui que vous avez lu ci-dessus. Puis des considérations à caractère historique, consacrées à ce qu’était, en France, l’été 58, les filles avec leur serviettes hygiéniques, les garçons en Algérie, auxquelles les mêmes filles « ne demandaient rien, comme si les « engagements » et les « embuscadres » relatés dans les journaux et à la radio en concernaient d’autres qu’eux. Elles trouvaient naturel qu’ils fassent leur devoir de garçon et que, comme le bruit en courait, il leur faille une chèvre au piquet pour leurs besoins physiques ».

Ce surplomb historique, vite contesté par l’urgence d’écrire, est suivi d’un nouveau pas de côté : la narratrice constate qu’il n’y a aucune photo d’elle datant de cet été de ses 18 ans, comme si elle avait été oubliée de tous sauf d’elle-même. Elle a déjà conscience du fait que toutes ces pages lui servent à neutraliser « la violence du commencement, du saut que je m’apprête à faire pour rejoindre la fille de 58, elle et les autres, les replacer tous dans cet été d’une année encore plus lointaine aujourd’hui que ne l’était alors celle de 1914 ».

Suivent néanmoins de nouveaux pas de côté, à la fois approche lente et manœuvres dilatoires, narratives cette fois : on prend en compte une photo qui existe, collée à l’intérieur du livret scolaire établi par le pensionnat Saint-Michel d’Yvetot pour le bac, mais pour s’interroger sur l’étrangère qu’elle est devenue : « Plus je fixe la fille de la photo, plus il me semble que c’est elle qui me regarde. Est-ce qu’elle est moi, cette fille ? Suis-je elle ? Pour que je sois elle, il faudrait que

je sois capable de résoudre un problème de physique et une équation du second degré

je lise le roman complet inséré dans les pages des Bonnes soirées toutes les semaines

je rêve d’aller enfin en « sur-pat »

je sois pour le maintien de l’Algérie française

je sente les yeux gris de ma mère me suivre partout

je n’aie lu ni Beauvoir ni Proust ni Virginia Woolf ni etc.

je m’appelle Annie Duchesne » (p. 20)

On s’approche ainsi de la fille qui débarque du train, ou plutôt de sa psychologie. « Ce qui me vient spontanément : Tout en elle est désir et orgueil. Et : Elle attend de vivre une histoire d’amour. » Puis, alors que la narratrice est consciente que la fille n’a même pas encore franchi le porche de la colonie, et qu’elle est « en proie à un accès de torpeur qui présage souvent un renoncement à écrire devant des difficultés que je ne définis pas clairement », elle passe aux autres protagonistes du drame : leur nom, les recherches sur Google, l’envie de les appeler, par besoin de « la mise en danger du vivant » : « À moins, en y réfléchissant », précise-t-elle, « qu’il ne s’agisse du désir pervers de m’assurer de leur existence pour les compromettre dans mon entreprise de dévoilement, pour être leur Jugement dernier ».

Et enfin, elle entre et on a le décor de la colo, et les personnages, la coturne, le fait qu’elle est la seule à venir d’une institution religieuse, la façon dont la mixité la déconcerte, des images, d’enfants, de chansons, un monde où l’humeur est étrangement joyeuse (celle de l’éducation populaire).

Soit sept stratégies successives, que la narratrice doit en quelque sorte « épuiser » pour parvenir à faire entrer Annie D. dans le récit proprement dit. Vous avez vous aussi l’expérience de ces « précautions oratoires » qui précèdent, en général bien inutilement, la lecture des textes d’atelier, ou certaines prises de parole. Ici, elles sont travaillées non seulement comme l’expression authentique d’une difficulté, mais comme une forme de ce « montré-caché » qu’impose le début de la plupart des récits : je vous donne à voir quelque chose ; ce quelque chose cache autre chose ; si vous voulez savoir quoi… continuez à lire. Le récit donne d’une main, en nous introduisant peu à peu à l’univers dans lequel l’action va avoir lieu, et retient de l’autre. C’est une technique de la « réticence », mais qui coulisse avec un art de la mise en « suspens ».

Dans un premier temps, je vous invite à dresser une petite liste de souvenirs de honte, juste pour voir… Choisissez ensuite l’un d’entre eux. Résumez, en trois lignes, ce qu’il s’est passé (ces trois lignes ne feront pas partie du texte).

Écrivez ensuite, non pas le souvenir explicite de la scène – il suffit que vous soyez bien sûr que c’est de cet épisode-là qu’il est, indirectement, question -, mais l’une des manières possibles de ne pas en venir au récit lui-même. Mettez ainsi en œuvre au moins une des stratégies qu’il est possible d’utiliser pour retarder le moment de raconter, vraiment, ce qu’il s’est passé. Vous écrivez, en somme, l’une des choses que vous pourriez écrire pour ne pas : ne pas en venir à raconter l’épisode honteux lui-même – tout en ne parlant que de ça.

ecrire-la-vieLecture

Annie Ernaux est l’auteur de dix-sept livres chez Gallimard : Les Armoires vides (1974 et folio) ; Ce qu’ils disent ou rien (1977 et folio) ; La Femme gelée (1981 et folio) ; La Place (1983, prix Renaudot, 1984, et folio) ; Une Femme (1987 et folio) ; Passion simple (1991 et folio) ; Journal du dehors (1993 et folio) ; Je ne suis pas sortie de ma nuit (1996 et folio) ; La Honte (1997 et folio) ; L’Événement (2000 et folio) ; La Vie extérieure. 1993-1999 (2000 et folio) ; Se perdre (2001 et folio) ; L’Occupation (2002 et folio) ; L’Usage de la photo, en collaboration avec Marc Marie (2005 et folio) ; Les Années  (2008, Prix Marguerite Duras 2008, Prix François Mauriac 2008, Prix de la langue française 2008, et folio) ; Le vrai lieu, entretiens avec Michelle Porte (Gallimard, 2014) ; et Mémoire de fille (Gallimard, 2016).

Elle a également fait paraître L’Écriture comme un couteau, entretiens avec Frédéric-Yves Jeannet (Stock, 2003) ; L’Atelier noir (Busclats, 2011), qui rassemble des extraits de son journal d’écriture ; L’autre Fille (Nil, 2011, et audiolib) ; Regarde les lumières mon amour (Seuil, « Raconter la vie », 2014) ; et Retour à Yvetot (Mauconduit, 2013).

Elle est est l’un des auteurs contemporains décisifs. J’ai lu tous ses livres, ce n’est pas le cas de tant d’auteurs que ça. Ses principaux ouvrages ont été réunis en 2011 dans un recueil intitulé Écrire la vie (Gallimard, « Quarto »), que je recommande à quiconque serait passé à côté de son œuvre. Elle a traité de sa vie de femme, de ses liaisons amoureuses à ses promenades assumées dans les supermarchés, sans oublier l’expérience de l’avortement à laquelle elle a consacré deux ouvrages à faire lire aux hommes. Elle a évoqué son enfance de fille d’épicière à Yvetot et la vie de ses parents.

Littérairement, elle a commencé par écrire des romans d’inspiration plutôt existentialiste, comme Les Armoires vides. Puis sa réflexion sur le roman et le réel, et l’influence de la sociologie de Pierre Bourdieu, l’ont conduite à s’engager dans de véritables enquêtes, conduites sur sa propre vie ou sur son environnement. Elle revient sur les lieux, cherche la réalité en rompant avec les conventions romanesques, passant dit-elle de la représentation à la recherche. Par exemple, L’Événement a été écrit à partir de l’épisode même qui avait suscité l’écriture du roman Les Armoires vides. J’ai vu Annie Ernaux pour la première fois à l’occasion d’une rencontre à la Maison des Écrivains, au cours de laquelle une comédienne donnait, en présence de l’auteur, des extraits croisés des deux textes. J’y étais allé parce qu’il était à la mode à l’époque, autour de moi, de dénigrer Passion simple, que j’avais beaucoup aimé. J’ai été tellement saisi par cette double lecture que cela m’a conduit à lui écrire.

Elle représente une nouvelle façon d’aborder les territoires dits de l’autobiographie, en conservant le souci de la réparation personnelle (de la catharsis des épreuves rencontrées dans la vie, qui n’en est pas avare), mais en assumant de façon exemplaire une exigence de pensée critique et pas seulement de « représentation » via une histoire. Elle constitue une référence majeure pour toutes les personnes qui travaillent sur l’autobiographie et les récits de vies.

A.A.

Alain André a pris l’initiative de créer Aleph-Écriture en 1985. Auteur de romans, de fictions brèves et d’essais, il conduit des ateliers d’écriture à La Rochelle. Ses prochains stages y ont lieu en juillet 2017 : « Vivre et l’écrire (méditation, écriture, qi-gong »), en partenariat avec Marie-Christine Gadomski, du 3 au 8, et « Photographier, écrire », avec une intervention de Marie Monteiro, du 17 au 22.

 

 

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