Ecrire à partir de Eric Vuillard « 14 juillet »

Cette semaine, Sylvie Néron-Bancel vous propose d’écrire à partir du récit d’Eric Vuillard, 14 juillet (Editions Acte Sud, 2016). Envoyez-nous vos textes (un feuillet standard ou 1500 signes maxi) jusqu’au 1er février à l’adresse suivante : atelierouvert@inventoire.com

Extrait

« Qu’est-ce que c’est une foule ? Personne ne veut le dire. Une mauvaise liste, dressée plus tard, permet déjà d’affirmer ceci. Ce jour-là, à la Bastille, il y a Adam, né en Côte-d’Or, il y a Aumassip, marchand de bestiaux, né à Saint-Front de Perigueux, il y a Béchamp, cordonnier, Bersin, ouvrier du tabac, Bertheliez, journalier, venu du Jura, Bezou dont on ne sait rien, Bizot charpentier, Mammès Blanchot, dont on ne sait rien non plus, à part ce joli nom qu’il a et qui semble un mélange d’Egypte et de purin.

On dit qu’il y eut, ce jour, près de deux cent mille personnes autour du monstre ce qui représente la moitié de la ville, une fois retranchés les nouveaux-nés, les vieillards et les malades ; cela veut dire que tout le monde y est. Ce doit être une foule prodigieuse, une sorte de totalité. On ne voit jamais ça. La totalité se dérobe toujours. Mais ce matin-là, le 14 juillet, il y a les hommes, les femmes, les ouvriers, les petits commerçants, les artisans, les bourgeois, même, les étudiants, les pauvres ; et bien des brigands de Paris doivent y être, attirés par le désordre et l’opportunité incroyable, mais peut-être aussi, comme tout le monde, par autre chose, de plus difficile à nommer, de plus impossible à rater, de plus jubilatoire (…)

Il faut imaginer ça. Il faut imaginer un instant le gouverneur et les soldats de la citadelle jetant un œil par-dessus les créneaux. Il faut se figurer une foule qui est une ville, une ville qui est un peuple. Il faut imaginer leur stupeur. Il faut imaginer le ciel obscur, orageux, le lourd vent d’ouest, les cheveux qui collent au visage, la poussière qui rougit les yeux, mais surtout, la foule de toutes parts, aux bords des fossés, aux fenêtres des maisons, dans les arbres, sur les toits, partout. »

 

Suggestion

Avec 14 juillet (Actes-Sud, 2016), Éric Vuillard revient sur une page d’histoire singulière : la prise de la Bastille, narrée d’habitude par des historiens. Il raconte cette insurrection, apporte un regard décalé, un regard vu par le collectif, il tente de faire parler le plus grand nombre. Son récit plonge rapidement le lecteur au cœur de la foule, du tumulte, d’un Paris grouillant et d’une chaleur écrasante. Il rapporte la crise économique, narre avec brio la folie Versailles — les dépenses aux jeux, les perruques, les bijoux et Necker, ministre des finances de Louis XVI qui spécule sur la dette souveraine —, le chômage de masse, le peuple qui a faim. On grince, on sourit, les résonnances avec notre monde d’aujourd’hui sont visibles, et ce n’est pas un hasard.

Le premier extrait que j’ai choisi nous fait entendre les noms de ces insurgés, dont on ne parle jamais, parce qu’ils sont tombés dans l’oubli. Pendant plusieurs pages, Vuillard déclame les noms de ceux qui ont renversé la Bastille. Le lecteur est pris dans un vertige de syllabes, de noms, de métiers. J’ai été particulièrement émue par cette litanie de noms. Le second extrait, tiré du chapitre Citadelle, nous invite en revanche à nous arrêter pour considérer ce peuple en train de prendre possession de Paris. On a là de très belles pages consacrées à la foule et à la ville de Paris.

Je vous propose de vous remémorer un rassemblement, ou un événement collectif, auquel vous auriez participé. Évoquez-le en mettant en scène la foule rassemblée ce jour-là. Imaginez quelques personnes précises dans cette foule, inventez-leur des noms, des professions, puisez ce qu’il y a de touchant en elles, une silhouette, un caractère, un détail… Je vous suggère en outre une contrainte formelle précise : dans votre texte, vous utiliserez trois fois la formule « il faut imaginer », qui en constituera en somme le leitmotiv.

 

Lecture

Éric Vuillard nous avait déjà appris à regarder autrement les hommes et les femmes qui font l’Histoire — avant d’être dévorés par elle, jusqu’à l’oubli, notamment dans trois récits parus chez Actes-Sud : Congo (2012), La Bataille d’Occident (2012) et Tristesse de la terre. Histoire de Buffalo Bill Cody (2014).

Pour écrire son 14 juillet, il a fouillé les archives nationales, les documents de la BNF, lu des procès verbaux de la police où se trouve la mémoire des gens. C’est un roman qui s’appuie sur une enquête : un roman historien, selon la formule suggérée par Dominique Viart, professeur de littérature à Paris X. L’Histoire, nous dit Éric Vuillard a laissé un compte et une liste. Le compte est de 98 morts parmi les assaillants ; et la liste officielle des vainqueurs de la Bastille comporte 954 noms. Grâce à ces registres, l’auteur a retrouvé les professions, les dates de naissance, les adresses. Comme il l’expliquait à l’occasion d’une interview donnée à France culture, le choix qu’il a dû effectuer parmi tous les protagonistes comporte une part subjective. Il a fait le choix de se laisser guider par l’intuition, ou par le caractère touchant de certains procès-verbaux. À partir de là, il a reconstitué tous les moments importants de cette journée particulière. « Je n’invente rien, je mets de la chair simplement », explique-t-il. La langue est vive, gorgée d’argot, impétueuse, le rythme en parfaite adéquation avec l’avancée de cette foule. Et c’est magnifiquement réussi.

S. N-B.

Sylvie Néron-Bancel anime pour Aleph-Écriture à Lyon la Formation générale à l’écriture littéraire et des stages de découverte. Elle est également chargée de l’information et de l’orientation à Aleph-Écriture Lyon. Ses prochaines formations

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