IMG_1323Par Estelle Lépine

Nos ateliers d’écriture sont aussi, beaucoup, des ateliers de parole. Traditionnellement, on parle autour des temps d’écriture, avant et après.

Après, on parle des textes que lisent les participants. Les mots de nos retours ont pour appui ceux qui ont été écrits. A partir de ce que nous entendons dans les textes, nos paroles ouvrent des questionnements dont les réponses seront à chercher dans l’écriture, tissant un dialogue que l’on espère fécond entre l’auteur, son texte et ses lecteurs.

Avant… Avant, au moment où l’on fait la proposition, on parle à l’écriture. Aux participants qu’on voit et à leur écriture qu’on ne voit pas, dont on ne sait jamais d’où elle va sourdre, sous quelle parure, avec quel souffle.

On ne sait pas et on lui parle, comme une voix dans la nuit. On s’adresse à quelqu’un dont on sait qu’il est là sans le voir tout à fait.

J’aime à croire que nos voix, dans les ateliers, portent l’empreinte de cette adresse obscure. Qu’elle se donne, cette adresse, dans le choix de ce qu’on dit, bien sûr, mais pas seulement, qu’elle œuvre plus profonde, dans les modulations, l’ampleur, la musique de nos mots.

Un infléchissement peut-être. L’accompagnement d’un passage, d’une plongée dans un autre temps. L’abandon des trépidations de nos vies urbaines pour l’alentissement de l’écriture, du geste de l’écriture. Un mot après un autre. Une phrase après une autre. On a beau écrire rapidement, on ne va jamais aussi vite que la parole. S’adressant à l’écriture, nos voix, chacune à leur manière, peuvent adopter son rythme, se couler dans son lit.

Elles miment, nos voix. Elles miment l’écriture, leur compagne de silence. Elles peuvent aller jusqu’à reprendre sa tâtonneuse avancée, ses hésitations, ses accélérations soudaines, ses retours en arrière, ses incises, ses ratures, son exigence du mot juste. Parler comme on écrit ? J’aime à penser qu’il y a de ça dans nos voix d’atelier au moment où elles portent les propositions. De ces correspondances souterraines entre parole et écriture que Patrick Modiano a évoquées lors de son discours de réception du Prix Nobel, il y a quelques mois à Stockholm. Parlant de l’écrivain – ou tout au moins du romancier, précise-t-il, ou tout au moins de lui – il dit : « Il a une parole hésitante, à cause de son habitude de raturer ses écrits. Bien sûr, après de multiples ratures, son style peut paraître limpide. Mais quand il prend la parole, il n’a plus la ressource de corriger ses hésitations. »

Cette imprégnation du travail de l’écriture dans la parole, l’écrivain et ceux qui l’écoutent peuvent la ressentir comme une entrave à la fluidité. Nos voix d’animateur, elles, peuvent en jouer, et façonner les mots qu’elles prononcent pour que s’y donne à entendre le mouvement de l’écriture à venir.

OLYMPUS DIGITAL CAMERAIl s’y donne à entendre dans une écoute autre que celle avide seulement de signification. Une écoute sensorielle, qui prête l’oreille aux souffles et aux intonations, aux amplitudes, aux densités, aux cadences. Celle, peut-être, des enfants d’avant le langage, des animaux – des corps. On est loin ici de la maîtrise du message délivré à laquelle les participants aspirent parfois, pensant qu’elle seule sera sésame d’écriture. Elle est utile, cette compréhension, mais comme elle pourrait rester creuse sans cet engagement autre dans l’écriture, et qui convoque le corps, le sensible, l’inconnu.

Nos voix guident vers cet inconnu. Par leur spectre elles guident vers les spectres que sont les textes avant de s’écrire. Modulation claire de l’annonce du thème ou de la forme, invitations indolentes aux rêves ou aux souvenirs, lecture de textes d’auteurs, où nous cherchons la résonance des battements des phrases depuis le silence dans lequel elles se sont écrites jusque dans la salle où nous les portons… De l’aigu au grave, de l’intense au ténu, nos voix dessinent des espaces d’écriture, les ouvrent larges afin de les faire découvrir tels. Plus encore, elles assurent de l’existence de ces espaces, qu’elles incarnent par leurs mots volatils.

Au fil de la proposition, nos voix engagent ainsi le chemin vers la source, recherchant la lisière de l’oral et de l’écrit, s’y tenant… avant de se taire pour que chacun poursuive l’avancée vers son propre paysage et en ramène des traces vives.

Car il faut que nos voix se taisent pour que vienne l’écriture, qu’elles laissent place au silence qui permet à chacun d’entendre sa voix, ses voix intérieures. Peut-être faut-il aussi que ce silence, dès la proposition, soit dans nos voix. Voix moins fortes, moins denses. Un tissage moins serré. Trous d’air. Percées de lumière et d’ombres. Accompagnement progressif du dit à l’écrit, de nos voix à vos voix – pont aussi vers le silence qui, après l’écriture, accueillera le texte lu, promesse que ce qui va s’écrire sera entendu.

La voix, écrit l’anthropologue et sociologue David Le Breton dans Eclats de voix, est « instance de passage ».

Dans nos ateliers, nos voix se font voies, d’écriture.

E.L.

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