Living Library : donner vie aux histoires particulières

Lors de la conférence internationale sur l’écriture créative qui a eu lieu en septembre 2016 à Turin, nous avons eu la chance de découvrir le projet de l’organisation Human Libraries. Une expérience toujours d’actualité qui consiste à faire se rencontrer, en face à face, un auditeur (qui devient alors « lecteur de livres vivants ») et des personnes de tous âge, sexe, ou milieu social qui ont choisi de raconter une anecdote personnelle ou une histoire intime.

Ce projet international est né au Danemark en 2000. À la suite d’un fait divers pour motif raciste, l’association Stop The Violence avait organisé une première rencontre de ce type. Le principe était clair : en entrant dans une relation proche avec une personne, en l’écoutant et en la regardant dans les yeux, les auditeurs pouvaient remettre en question leurs préjugés, et le fait qu’ils soient dénués de fondement.

L’initiative a été reconnue dès 2003 comme « bonne pratique » par le Conseil de l’Europe, qui encourage dès lors sa diffusion et son exportation partout dans le monde.

Nous avons pu interviewer Enrico Gentina, responsable du projet en Italie, qu’il porte par le biais de son association de promotion des outils créatifs, Municipale Teatro, depuis 2013.

L’Inventoire :         Qu’est-ce que le projet Voci e Volti – Living Library ?

Enrico Gentina:     L’objectif principal que nous nous sommes fixés est de créer un « petit laboratoire de communauté », au centre duquel nous mettons l’envie ou le besoin des participants de partager de manière individuelle des petites histoires, des anecdotes de la vie.

Ce travail a engagé sur deux années plus de cent cinquante personnes d’origine et de type différents, des personnes âgées italiennes comme de très jeunes africains, des femmes sud-américaines et des jeunes filles turinoises, des jeunes, des vieux, des voyageurs ou des personnes garantes de la mémoire d’un seul lieu.

Pour définir le projet, nous aimons l’expression « petit laboratoire de communauté », parce que c’est le reflet de notre ville aujourd’hui et parce que la rencontre advient au-delà des a priori. Ceux qui ont une histoire à partager sont les bienvenus, tout simplement.

varie-metti-dove-vuoi-1L’Inventoire :            Comment le projet est-il né?

Enrico Gentina:       Grâce à une initiative de l’Union Européenne, un stage organisé au Portugal auquel a participé un de mes collègues, Marco Pollarolo. C’est là que nous avons découvert le format des Human Libraries qui depuis 2000 lutte contre les préjugés, en organisant des événements au cours desquels on peut parler (toujours dans un rapport individuel) avec des personnes victimes de préjugés.

Nous avons été fascinés par les potentialités que la communication en face à face, dans un événement structuré, pouvait offrir et en rentrant en Italie, nous avons partagé nos impressions avec la Ville de Turin qui a accueilli avec enthousiasme notre idée d’élaborer un projet à partir de cette première expérience, en l’adaptant à la situation turinoise.

Nous sommes ainsi partis de l’idée qu’il serait important, non pas seulement d’insister sur la question des préjugés qui est fondamentale (en particulier envers les migrants, les réfugiés qui ont un besoin urgent d’acquérir des outils linguistiques appropriés) mais plutôt d’organiser un projet dans lequel, en substance, nous dirions simplement que nous sommes tous égaux, que nous avons tous potentiellement une belle histoire à raconter, qu’il suffit de la chercher et d’avoir envie de la partager. En somme, une autre façon de traiter des préjugés.

L’Inventoire :    Comment fonctionne un événement ? Pouvez-vous expliquer les trois rôles du projet : livre, libraire, lecteur ?

Enrico Gentina: Tout vient de la métaphore de la bibliothèque. À un événement, le public devient un lecteur qui, devant un catalogue d’histoires résumées en quelques phrases, choisit de « lire » une histoire ; le libraire sait où se trouve physiquement le livre et accompagne le lecteur auprès de celui qu’il a choisi ; puis il le laisse pendant une demi-heure pendant laquelle le livre dit son histoire au lecteur qui est autorisé à intervenir et interagir, s’il le souhaite ou s’il en a besoin.

Voici les trois rôles tels qu’ils sont présentés sur le site livinglibrary.me :

Livre : Le livre est une personne. Elle a sa propre histoire, une anecdote qu’elle prépare pour la raconter et la partager avec son lecteur, dans un rapport de face à face, comme avec un livre en papier.

Libraire : Éditeur et couverture, il est au service du livre pour préparer son histoire et en écrire une brève description qui attirera les lecteurs, comme une 4ème de couverture. Il accompagne le lecteur et le livre pour favoriser leur rencontre à mi-chemin.

Lecteur : Curieux et attentif, il sait écouter une histoire véritable, rien de plus. Il ne sait pas que cette histoire pourrait le changer, ou peut-être que si.

L’Inventoire : Qui sont les livres, ces personnes qui viennent raconter leur histoire ? Vous les choisissez vous-même ou elles viennent à vous ?

Enrico Gentina: Ces dernières années, nous avons travaillé à ce que les livres soient le plus hétérogène possible. Ce sont des personnes qui viennent par le biais de nos réseaux personnels, ou par le biais du projet de protection des réfugiés qui est partenaire du projet, parfois des volontaires qui ont entendu parler du projet par hasard, ou enfin des personnes qui font partie d’associations partenaires.

L’Inventoire :   Comment aider les personnes à raconter leur histoire ?

Enrico Gentina: Ça c’est le travail des libraires, nous avons construit un beau groupe de personnes qui à plus d’un titre ont épousé le projet. Et grâce à un beau parcours de formation, nous leur avons donné les outils leur permettant d’aider les livres vivants.

Le travail se construit en deux phases : tout d’abord en groupe (il est intéressant que les livres rencontrent d’autres livres et qu’ils parlent ensemble de leurs expectatives et de leur sujet par exemple), puis individuellement, chaque livre est confié à un libraire. Ensemble ils construisent l’histoire à raconter et le biais par lequel ils vont l’introduire le jour de l’événement.

C’est un travail très délicat parce qu’il sert à donner de la force et du soutien au livre qui n’est pas toujours parfaitement à l’aise à l’idée de rencontrer un public d’inconnus dans une situation aussi étrange que de se retrouver assis en face d’une personne seule, qui est là pour vous écouter.

L’Inventoire :  Comment se déroulent les Human Libraries? Et comment cela se passe dans les autres pays?

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Human Library

Enrico Gentina: La question du format change beaucoup, comme nous l’avons dit ; il y a des organismes très différents, de par le monde, qui utilisent le dispositif Human Libraries.

Dans notre cas, même au niveau de l’endroit où cela se passe, notre choix a été d’organiser les rencontres dans des lieux suggestifs qui donnent un cadre fascinant à l’événement ; nos contraintes sont simplement que les rencontres se déroulent dans un lieu abrité, et qu’il y ait plusieurs espaces séparés, différentes pièces ou des coins qui réussissent à préserver un climat intime et propice au partage des histoires.

Nous avons par exemple investi une ancienne bibliothèque… ou même un immeuble entier, où les livres étaient répartis (grâce à la gentillesse des habitants) dans différentes pièces de différents appartements (un balcon, une cuisine, une salle de bains, un salon…), créant ainsi une atmosphère d’allées et venues très particulière.

L’Inventoire :     Pouvez-vous nous raconter quelque chose d’inattendu qui s’est produit lors d’un de ces événements ?

Enrico Gentina: Un jeune homme racontait comment il avait rencontré sa femme et la joie qu’il avait éprouvé à la naissance de leur fille. Il venait d’une famille très pauvre et avait été victime de nombreux préjugés parce qu’il est d’origine Rom. À la suite de cette histoire, en discutant avec un lecteur curieux, il évoquait le fait qu’ils éprouvaient de grandes difficultés à trouver un logement. Le lecteur, ému par l’histoire d’amour qu’il venait d’entendre, a alors décidé de leur louer un appartement qui lui appartenait et qui était vacant.

Ce n’est qu’une histoire parmi tant d’autres ; la relation profonde qui se crée entre celui qui raconte et son unique spectateur peut déboucher sur de nombreuses suites imprévues et inespérées.

L’Inventoire :        Est-ce qu’il existe une retranscription de ces histoires, ou un projet de publication ?

Enrico Gentina: Nous avons recueilli dans une publication en italien et en anglais les synopsis (à l’image des présentations de 4ème de couverture déjà évoquées) des cent premières histoires recueillies.

Il n’existe pour le moment pas de projet éditorial parce que les histoires se créent et s’élaborent pour un partage oral.

Nous envisageons cependant une captation vidéo pour conserver la mémoire de ces histoires, mais pour l’instant il s’agit seulement d’un désir.

Propos recueillis et traduits de l’italien par Louise Muller

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