Michel Manière: « Faire un livre, c’est construire un puits »

Á l’occasion de la sortie de son dernier livre « Journal d’un silence » (Éditions P.O.L), L’Inventoire a rencontré Michel Manière. Deuxième volet d’une interview sur un écrivain qui alterne temps d’écriture, et temps d’animation d’ateliers, notamment pour Aleph-Écriture où il a animé « Moeurs et mystère des personnages » l’an dernier.
L’Inventoire : Vous animez régulièrement des ateliers d’écriture. Que vous apporte cette pratique en tant qu’écrivain ?

Michel Manière: J’ai passé 20 ans de ma vie à faire des petits métiers où je me sentais humilié parce que je valais mieux que les métiers que je faisais, pensais-je… puisque j’étais condamné, pour écrire mes livres, à devoir gagner ma vie ce qui ne me semblait pas normal.. (rires).

Et puis, il y a à peu près une vingtaine d’années, j’ai découvert les ateliers d’écriture. Au début je les animais en me forçant, j’allais dans des ZEP ou à l’université. Comme je n’ai jamais trop aimé aller à l’école, ça me plaisait moyennement. Quand j’ai vraiment fait des ateliers qui me plaisaient, j’ai eu ce bonheur d’être toujours le même ! C’est-à-dire que quand je suis dans des ateliers, je suis écrivain, et quand j’écris mes livres, je suis écrivain, le même. Je ne me sens pas dans un rôle, plus ou moins imposteur. Et ça c’est un vrai bonheur, de faire des ateliers d’écriture. Ils me prennent beaucoup de temps parce qu’ils sont de plus en plus exigeants, d’autant que je fidélise les personnes, j’ai des ateliers où certains viennent depuis 20 ans !

Vous faites des ateliers chez vous ?

J’en ai fait longtemps en louant une salle et puis maintenant, comme les groupes que j’ai se sont réduits aux personnes qui « en veulent vraiment » (généralement ce sont des groupes de 5 ), comme je les connais bien, on fait les ateliers chez eux. Ce sont des ateliers particuliers, d’à peu près 5 heures. Une fois par mois seulement. Ils écrivent, ils s’envoient ce qu’ils ont écrit, et quand ils arrivent à la séance suivante, tout le monde a déjà lu attentivement les textes de tout le monde. Moi, je les ai analysés le plus finement possible et on passe disons 3 heures sur les 5 heures à lire les textes, et après, je relance une nouvelle proposition ou la continuation de celle qui est en cours.

Dans le cas par exemple du stage de 6 jours sur le personnage pour Aleph-Écriture, c’est à la fois très long mais très court en même temps, car il n’y aura peut-être pas d’allers-retours ?

Michel Manière: Normalement, j’arrive à en faire. Ce stage est très dense, et chaque année il me fait peur ! Jusque là, je touche du bois, ça se passe bien ! Mais on est tous épuisés à la fin des 6 jours.

Quand les participants rentrent chez eux le soir, ils doivent au minimum taper ce qu’ils ont écrit dans la journée et le ramener en plusieurs exemplaires le lendemain matin. De mon côté, je suis amené à lire, quand ils écrivent en dehors, des choses qu’ils ont rapportées et à leur en rendre compte, donc ça n’arrête pas ! Ils doivent avoir toute leur journée et leur nuit disponibles ; ça crée quelque chose d’intense qui plait beaucoup à certains, un petit peu moins à d’autres, mais en général pour la majorité, ça leur convient.

Comment procédez-vous ? Le but est-il d’aboutir un texte sous une forme déterminée, par exemple une nouvelle ?

Michel Manière: Pour être conforme à ce qu’on attend d’un atelier Aleph, on aura écrit le premier jet de 3 nouvelles et on en aura finalisé une. Ce sont des nouvelles d’un maximum de 4 feuillets donc de très courtes nouvelles.

Quand je présente cet atelier (si les personnes sont devant moi), je leur dis : « Vous n’allez pas écrire vos plus beaux textes cette semaine, mais vous allez vivre des expériences d’écriture, et c’est ça mon but. Les ratages sont plein d’enseignements, j’espère qu’il y aura plein de réussites, mais cela n’est pas exclu que vous ratiez en partie, et ce n’est pas pour cela que le stage aura été inutile ».

« C’est la même libido qui m’amène devant ma feuille blanche, et devant la feuille blanche des autres dans les ateliers »

L’animation d’atelier donc, ça vous plait ?

Michel Manière: C’est vraiment la chose que je n’aurais jamais imaginée possible, être écrivain, dans mon métier, et aussi dans ma façon de gagner ma vie. Non pas que je parle de mes écrits dans mes ateliers, mais je ne peux pas le dire autrement que « c’est la même libido » qui m’amène devant ma feuille blanche à moi, et devant la feuille blanche des autres dans les ateliers.

Ce que je voudrais être (j’aime beaucoup Philip Roth alors je lui emprunte cette expression), c’est « un professeur de désir ». Il faut que je sois vraiment excité le matin, c’est la seule condition que je m’impose, d’arriver avec du désir de savoir ce qu’ils vont écrire aujourd’hui. C’est vrai que ça part du même endroit (j’ai tendance à montrer là, l’estomac), comme j’insiste beaucoup pour que l’écriture sorte du corps parce que je sais que là elle est au plus proche de sa source, de la même façon, moi, c’est dans mon corps que je suis désirant, au moment où j’arrive devant les gens.

Cela me fait penser à une « répétition d’orchestre », on va à la rencontre des instrumentistes, et ils vont se mettre à jouer.

Michel Manière: Exactement, je me sens comme un chef d’orchestre, j’aime beaucoup, c’est vraiment ça. Dans l’atelier, je n’ai jamais cherché à faire écrire aux participants des textes en commun, ça ne m’intéresse pas du tout. Pour moi, le groupe sert à mettre en valeur les singularités de chacun. Ça c’est mon principe, mais néanmoins, c’est quand même un dispositif collectif, et dans ce sens là, je suis à la direction au sens de « direction d’un collectif ».

Il faut que le collectif fonctionne. J’apporte ma règle du jeu, il faut qu’ils la comprennent bien, puis je pose les enjeux. A partir de là, c’est vrai qu’après, quand je « critique » leurs textes, je m’aperçois effectivement que j’ai une « sensation » des textes, et à ma disposition, pour en parler, des métaphores s’apparentant à la direction d’orchestre, soit à la mise en scène de cinéma ou de théâtre.

Je prends mes métaphores plutôt du côté du cinéma dont je suis plus familier. Des histoires de rythmes, d’images, cela me vient très naturellement et je pense que c’est à ce moment-là qu’ils comprennent vraiment ce que je veux dire quand je dis qu’il faut que l’écriture parte du corps.

Le corps, le stage ?

Michel Manière: Il se trouve que cette année je fais aussi un stage qui s’appelle « les dits du corps », qui prend ça de front. On le voit tout de suite quand l’écriture ne vient pas du corps. Il n’y a pas d’écriture.

Dans l’atelier vous faites des exercices de relaxation ?

Michel Manière: Pas du tout, je ne leur parle pas spécialement de leur corps, au début dans les ateliers débutants (que je ne fais plus), où on ne prenait connaissance des textes qu’oralement, il arrivait toujours un moment dans l’année où je disais « Bon, on va voir maintenant ce que ça donne à la lecture sur papier ». Je disais « L’autre jour quand tu as lu il y avait du corps, mais il n’était pas dans le texte, il était dans ta façon de le lire, dans ta voix, dans ton corps qui était là, mais il est passé où aujourd’hui ? Il n’est pas dans ce texte que j’ai sous les yeux ».

Il est question là quasiment d’oreille musicale pour entendre ?

Michel Manière: C’est simple, quand vous racontez une histoire à un enfant pour l’endormir ou pour l’intéresser un moment, vous y mettez tout votre corps. Il vous voit, il vous regarde faire des gestes, il entend votre voix, etc. Si vous devez faire ça uniquement par l’écriture… C’est tout autre chose. Aux participants je leur dis « Maintenant, il faut qu’on puisse mettre tous vos textes dans une librairie et que ça intéresse quelqu’un, qu’ils vivent d’eux-mêmes loin de votre corps réel. Donc il faut que le corps soit passé dans le texte ».

 Je n’ai jamais pensé à ces choses-là, alors ça m’intéresse

Michel Manière: C’est pour ça que j’utilise des auteurs très souvent pour le faire comprendre, et, évidemment, c’est vrai que ça se sent mieux chez un auteur qui n’a pas été traduit.

Flannery O’Connor est très présente dans « Journal d’un silence », votre dernier roman paru aux Éditions P.O.L, mais elle est aussi présente dans la genèse de votre atelier ?

Oui, parce qu’elle a fait deux choses : son œuvre d’écrivain, deux romans et plusieurs recueils de nouvelles vraiment géniales, et elle a fait, elle aussi pour gagner sa vie, quelques conférences, comme on les faisait à l’époque aux États-Unis. Elle n’a pas fait des ateliers d’écriture, il n’y en avait pas à l’université d’Atlanta. Ça l’a amenée à théoriser un petit peu, de façon très imagée, comme elle sait le faire. Elle a la métaphore extrêmement brillante. Et tout à coup quand j’ai lu son recueil d’articles «  Le Mystère et les Mœurs », je me suis aperçu qu’elle avait écrit des choses que j’aurais pu écrire, que j’avais déjà pensé. Elle les avait magnifiquement écrites. Ça m’a donné envie de faire un atelier en amenant à lire à la fois les fictions de Flannery O’Connor, et sa magnifique correspondance (s’ils le souhaitent), mais mon atelier s’appuie théoriquement sur « le Mystère et les Mœurs », ses conférences. J’en lis quelques passages.

Vous animez chaque année des ateliers pour Aleph-Écriture. Cette année, vous aviez choisi justement d’y conduire un atelier sur « Le personnage, ses mœurs et son mystère ». Pouvez-vous le décrire ?

Michel Manière: Dans la formulation de la présentation de l’atelier il y a cette phrase importante : « Un personnage ne se fabrique pas de l’extérieur à partir d’un savoir »… En ce sens je trouve absurde les cours d’université américaine. Je ne comprends pas ce que ça veut dire « construire un personnage de l’extérieur », je dirais plutôt qu’il naît peu à peu de l’obscurité propre que tout homme porte en soi. C’est ça le mystère chez Flannery O’Connor.

En disant cela, je ne veux pas du tout parler de l’inconscient. Il se trouve que j’ai rencontré Flannery O’Connor sur le fait que, si je ne suis pas comme elle un fervent croyant, j’ai eu la même éducation, et mon « matériau d’images » vient beaucoup de cette éducation catholique. Pour moi la notion de mystère est simple, elle me parle, j’ai besoin de la notion de Dieu pour écrire, j’ai besoin de l’absence de Dieu, j’ai besoin de toutes ces métaphores qui viennent de cette éducation-là, et je ne m’en prive pas. Et dans l’atelier, je me sers de l’idée de « Mystère ». Mais d’abord, il faut restituer ce que Flannery O’Connor appelle « les Mœurs ». Elle est très douée pour ça, tout ce qui est de l’ordre de l’observation du comportement humain, savoir dessiner un geste, montrer une attitude est essentiel, mais si ça s’arrête là on n’a rien fait.

Il faut toujours déboucher sur le mystère de l’homme. Toujours une petite ouverture sur ce qui n’aura ici-bas jamais de réponse à la question : « Qu’est-ce qu’on fait là, d’où on vient va-t-on quelque part ? ».

Même si je ne suis pas croyant, je pense qu’on a en soi quelque chose de plus grand que soi, et que, si un personnage ne se constitue pas par l’écriture autour de cet inconnu-là, il n’y a pas de personnage.

Je fais systématiquement aborder cette dimension par des propositions d’écriture simples : amener un personnage vers une contradiction, et puis arrêter la nouvelle sur cette contradiction devant laquelle il est mis. Ne jamais résoudre cette contradiction. En passer éventuellement par l’idée que le personnage ou le lecteur pourrait avoir de sa solution, en rapport avec l’inconscient, mais dépasser cette solution, pour déboucher là où il n’y a plus de réponse.

Est-ce que vous pouvez me donner des exemples de ce principe ?

Michel Manière: Il y a des nouvelles de Flannery O’Connor qui sont extrêmement fortes, ancrées dans son pays, dans son époque, dans la chair des choses et des êtres. Néanmoins, elle dit qu’il y a toujours un moment où le personnage va tout d’un coup avoir une attitude, un geste, une qui dépassent ce qu’on peut comprendre de lui, qu’il ne faut surtout pas gommer cette extravagance.

C’est ça qu’il faut que vous gardiez de vos personnages. C’est quelque chose que j’avais toujours senti, et quand je l’ai vu écrit sous sa plume, ça m’a confirmé dans mes intuitions ; c’est ça que je fais travailler, entre autres.

De s’étonner d’une situation et ensuite de s’étonner que la situation soit autre ?

De la même façon que nous sommes habités par quelque chose qui nous est inaccessible et que nous habitons un cosmos qui nous est inaccessible, de la même façon il faut que le personnage demeure inaccessible. Tout à coup, il y a quelque chose qui échappe complètement à la psychologie, à l’utilité du geste par rapport à l’action, vous voyez ?

Il y a quelque chose qui n’a pas d’autre justification que ce geste. Je m’appuie pour ça sur une nouvelle d’apparence très réaliste de Maupassant. Une nouvelle relativement courte, qui s’appelle « Un lâche », et je montre comment Maupassant (qui ne connaissait pas Flannery O’Connor et pour cause) a appliqué à la lettre ses préceptes sans pour autant, lui, mécréant, avoir ce mot de « Mystère » en tête. Et à partir de là les gens transpirent… mais on s’amuse aussi un peu, parce que c’est paradoxal ce que je leur fais faire !

Il est précisé dans l’intitulé « Á partir de soi », j’avais compris que c’était comme de l’auto-fiction ?

Michel Manière: Pas du tout. Ça voulait dire être capable d’admettre qu’on a quelque chose en soi de plus grand que soi, quelque chose d’irréductiblement inconnaissable, c’est à partir de cette conviction intime qu’on peut croire au personnage. Je veux dire par là que, si l’on ne croyait pas à ça en soi-même, on ne pourrait pas faire qu’un personnage soit vivant : aux prises, le sachant ou non, avec le trou noir autour de quoi il est construit. Il y a un moment où on achoppe toujours sur de l’inconnaissable.

Quand on dit « mystère » on pense « mystérieux », je leur montre bien la différence : Il ne faut pas confondre le mystère et l’énigme. L’énigme est faite pour être résolue, mais le Mystère, lui, ne sera éclairé qu’au Ciel, s’il existe !

Je comprends mieux maintenant ce qu’il y a dans votre livre. Il y a des énigmes qui ne sont pas résolues.

Michel Manière: On n’est pas dans une époque d’absence de foi parce qu’on aurait répondu à toutes les questions métaphysiques, non, on en est détourné, mais l’angoisse qu’il y avait dans ces questions métaphysiques, elle, elle est toujours là. Donc ce serait vraiment du déni d’en faire l’impasse dans les livres qu’on écrit.

J’aimerais en savoir plus sur les exercices que vous proposez. L’ombre dont vous me parlez, ce serait quoi ?

Michel Manière: Faire un livre c’est construire un puits autour d’un trou sans fond. Plus le mur sera bien fait (ça c’est les mœurs), avec des pierres choisies, solides, visibles, particulières et belles, plus on fera sentir la présence irréductible des ténèbres qu’il contient.

Cette histoire de mystère ne serait qu’un jeu intellectuel si on ne travaillait pas d’abord avec beaucoup de précision sur les pierres du puits, autrement dit, sur la chair du personnage. Faire sortir le texte du ventre de son auteur afin que ce personnage soit tout entier sensation.

Si vous nommez quelque chose, nommez les sensations, jamais les sentiments.

Pour les sentiments, utilisez la métaphore.

Incarner un maximum, mais pas pour boucher le puits, pour vraiment, au contraire faire ressortir « les mœurs ». Ce sont des choses paradoxales d’égale puissance, qui vont faire que le personnage sera vivant et fort. Voilà c’est ça mon idée, et sans doute celle de Flannery O’Connor, qui ne le dit pas comme ça mais que je sens à chaque fois que je la lis.

Ce sont des ateliers au plus près du texte ?

Michel Manière: Oui tout se passe d’abord dans la phrase. C’est pour ça que je ne peux faire des ateliers qu’en ayant leurs phrases sous les yeux, en pouvant discuter de la place d’un adjectif, d’une virgule, d’un silence, etc.

Je comprends mieux, c’est comme une partition

Michel Manière: Voilà ! Avec du rythme. De l’envie de jouer. Comme si on jouait une phrase musicale au piano, je leur dis : « Vous ne sentez pas que votre phrase est pleine d’énergie et que là à la fin, le courant est coupé, et que les derniers mots morts ? ».

Cette électricité il faut aussi qu’elle passe d’une phrase à l’autre, d’un paragraphe à l’autre, d’un chapitre à l’autre, etc.

Regardez Bergman travailler. Il observe Liv Ullman qui traverse une pièce et lui dit « non ça va pas ». Puis : « écoute, tu recommences et t’as 200 kilos sur les épaules ». Elle revient et il dit « c’est mieux… mais y a encore quelque chose qui ne va pas… Ôte cette robe, mets un pantalon », et on voit, comme chez Bresson, comme chez Antonioni, que c’est par l’extérieur, par la surface, qu’il nous fait accéder au plus profond, à l’invisible, au Mystère.

Je dis aux participants : c’est à cette surface que vous allez travailler. Pas avec la psychologie. Avec la psychologie vous vous limiteriez au concept, certes utile pour soigner les gens, pour nous rendre opérationnels, mais nous, ici, on n’est pas là-dedans, on est dans la complexité irréductible des choses et c’est cette complexité contradictoire qu’il faut rendre.

On peut le faire avec des choses simples. Une femme prépare une réception pour l’anniversaire de son mari… La fête se passe. Elle compte et recompte, et elle dit à son mari le soir « Je suis persuadée qu’il y a quelqu’un qu’on a oublié d’inviter ». Alors il recompte, il dit « non, je t’assure que non ». Le lendemain elle dit « j’ai trouvé, c’est évidemment mon père qui est mort l’année dernière, c’était ça ». Ça c’est l’explication psychologique, mais le surlendemain « non non, je suis sûre qu’on a oublié vraiment quelqu’un » et on termine là–dessus. On a éliminé les choses explicables par la psychologie, par l’inconscient, on est allé plus loin, là où ça reste ouvert et où ça fait peur.

Ça ouvre sur quelque chose que vous ne comprendrez jamais et qui ne sera jamais résolu, mais en même temps, ça a permis d’aller finement sur nos manières de mener nos vies. On est là quelques années sur terre, on s’agite, on va à droite à gauche, on essaie des trucs, c’est très beau à montrer, à raconter, on en a besoin, ça nous émeut, on voit que les autres êtres sont comme nous.

Ça permet de mettre des péripéties ?

Michel Manière: À l’opposé de Flannery O’Connor, je pense à une très belle nouvelle de Katherine Mansfield, qui s’appelle Félicité. Dans sa maison il y a un jardin intérieur, et dans ce jardin un poirier qui est éclairé. Pendant la soirée, la narration repasse sans cesse par ce poirier, et bien, je me suis aperçu que ce poirier n’avait aucune fonction dans l’action, mais qu’il attrapait comme un aimant tout ce qui n’était pas dit, tout ce qui ne pouvait pas être dit.

Au cours d’un atelier, après leur avoir fait lire cette nouvelle, j’ai proposé d’écrire une scène où il y aurait deux personnages, un enjeu fort entre eux, soit une rencontre amoureuse, soit une rupture, soit la découverte d’une trahison, dans un appartement, un restaurant, une chambre, un train (dans un lieu clos), etc. Je leur dis: votre texte va obligatoirement passer par un objet mais qui n’aura aucun rôle dans l’action. Vous allez parler d’un truc qui se trouve dans la pièce, de temps en temps il attrapera du sens, mais si c’est le cas, il faudra qu’il en attrape un autre l’instant d’après, et ne s’arrête jamais sur aucun, comme ferait par exemple un symbole.

Á l’arrivée ce qui doit l’emporter, pour vous comme pour votre lecteur, c’est le trouble.

C’est vers le trouble que vos textes doivent aller. Un lecteur troublé, voilà ce qui m’intéresse.

Propos recueillis par Danièle Pétrès

Pour aller plus loin, la bibliographie de Michel Manière

Feuilletez les premières pages de « Journal d’un silence » sur le site P.O.L