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Ou comment, à l’occasion du stage « Écrire à Turin », le cinéma s’est invité dans les propositions d’écriture, apportant son art de la narration, de la mise en scène et de la présence.

Par Estelle Lépine

J’ai animé cet été un stage d’écriture de quatre jours à Turin. J’ai accepté le remplacement qu’on me proposait, séduite par l’idée d’accompagner l’écriture de textes nés d’une immersion dans un environnement non familier. Tout de suite, j’ai eu envie d’emmener les participants vers la fiction, qu’ils utilisent comme matière la ville et ce qu’elle offre d’images et d’imaginaire. Qu’elle devienne le décor de la traversée d’un personnage que chaque participant choisirait, et dont il s’agirait d’écrire les déplacements physiques comme intérieurs. Peut-être finirait-elle, cette ville, par devenir elle-même un personnage, un de ceux dont la rencontre révèle, affecte ou redessine une trajectoire.

Des livres pouvant accompagner les propositions de ce stage, j’en avais en tête, beaucoup. Du surgissement des personnages à l’écriture des lieux en passant par le récit de voyage, Sylvie Germain, Georges Perec, Michel Butor, Claudie Gallay, Hélène Frappat, Cesare Pavese, Nicolas Bouvier, entre autres, étaient là. Pourtant, à y réfléchir, il y avait, dans la manière dont mûrissait ce stage, une approche autre, qui m’est un temps restée cachée parce qu’elle n’entrait pas dans le paysage de ce que l’on propose habituellement dans les ateliers. Il faut dire que cette manière de raconter un voyage n’était pas faite de mots, en tout cas pas seulement.

voyage-en-italie-1953-05-g Images, chemin

Voyage en Italie, de Roberto Rossellini. Parlant un jour des propositions que j’envisageais, je me suis rendue compte que le souvenir de ce film était là, comme une ossature secrète qui avait déjà commencé à modeler le stage, et pas seulement à cause de son titre. Un couple arrive à Naples pour quelques jours.

Ils sont britanniques, mariés depuis huit ans, ils viennent pour vendre une maison reçue en héritage. Pour ces deux-là aux vies bien remplies, ce pourrait être le voyage des retrouvailles, mais très vite c’est l’inverse, le couple se déchire, lui part à Capri, elle reste à Naples.

La raison pour laquelle j’en parle, ce jour-là, tient à la structure de ce film. Des voyageurs dans une ville étrangère pour un temps limité avec un objectif identifié, et un conflit imprévu qui donne un visage autre à leur rencontre avec la ville… On retrouve là un schéma classique, contenant ancestral de milliers d’histoires à tramer, ce quelque chose qui arrive à quelqu’un et porte ses pas vers l’inconnu.

À Turin, c’est cela que j’aimerais mettre en jeu, un inattendu d’où dériveront des chemins dans la ville, chemins que chaque participant pourrait inventer, presque au sens de découvrir, au fil de ses marches et de ses propres rencontres, faisant de la ville le champ magnétique de son écriture. L’idée du stage est là ; pour la nourrir et la préciser, je retourne à Voyage en Italie.

Pompei-1Ingrid dans les rues

Je ne l’ai pas encore dit : elle, Katherine, c’est Ingrid Bergman. Quand je revois le film, je suis frappée par l’image de l’actrice conduisant dans les rues de Naples. On ne peut regarder ce visage grave et lumineux sans penser à ses apparitions dans Casablanca ou dans les films d’Hitchcock. Seulement, à côté d’elle, il n’y a ici ni Bogart, ni Cary Grant – George Sanders qui joue son mari est certes une star lui aussi, mais il est parti à Capri. Et l’on voit Ingrid Bergman côtoyer les murs décrépis et les gueules brunes de l’Italie de l’après-guerre que Rossellini filme telle quelle, caméra dans les rues et sur les visages d’acteurs non-professionnels.

Je regarde ces images de la rencontre entre la ville populeuse et une star dépositaire de la mythologie hollywoodienne, je les regarde et d’un coup elles deviennent celles qui ouvrent l’espace de l’écriture dans ce stage, incarnant la rencontre possible entre les fictions de chacun – les films que l’on se fait, toujours empreints d’une mythologie personnelle – et un réel d’anonymes et de trottoirs, à saisir dans l’être là du voyage.

Passage capital de l’intuition de ce stage à une incarnation motrice, qui me mène de l’idée au travail : je peux alors entrer dans le vif des propositions et décider que je montrerai Voyage en Italie.

Nouveau visionnage. Je cherche des extraits à projeter. Plusieurs séquences montrent Katherine, délaissée par son mari, cherchant le réconfort de l’Art et de l’Histoire dans les hauts lieux touristiques de la ville. Au musée archéologique, elle s’arrête devant des statues saisissantes de volupté et de sauvagerie. Au Solfatare, elle découvre le dégagement tellurique de fumerolles, aux catacombes des rangées de crânes et d’ossements. Dans les rues, elle fuit les longs regards des hommes, klaxonne la lenteur des bonnes sœurs, s’étonne du nombre femmes enceintes et d’enfants en landau.

De sorte qu’ici comme là, on la voit touriste en quête d’absolu, touchée par la ville comme par une main brûlante. Et ses regards, ses mouvements disent du personnage de Katherine bien plus qu’elle ou n’importe qui ne saurait le dire. Ne l’a-t-on pas vue froide face à son mari ? Ne l’a-t-on pas entendue encenser un ami poète, disparu, pour qui tout n’était que « pur esprit, plus de corps » ? Ne l’entendra-t-on pas dire que, jusque-là, c’est elle qui ne voulait pas d’enfant ? N’est-ce pas la mort de l’amour qui se dessine au bout de son chemin ?

Ce que rencontre Katherine lors de ses pérégrinations, c’est une part d’elle-même contre quoi elle achoppe. A cela Naples où elle croit fuir la ramène, quel qu’en soit le recoin. Modèle de construction de personnage, complexe et en tension, avec ce point aveugle exposé à son éblouissement. Modèle de narration où rien n’est dit, mais où tout est montré, agi, incarné. Mis en scène. On retrouve là le fameux « show, don’t tell », que la présence butée d’Ingrid Bergman, les pas en avant de son long corps et la volte-face de ses regards donnent bien mieux à saisir que n’importe quel discours.

Alors à Turin, je montrerai la séquence où Ingrid Bergman visite le musée archéologique – quelle chance que cette belle technologie de la Scuola Holden, dont chaque salle bénéficie d’un écran géant. Les stagiaires partent ensuite dans la ville, sur les traces du lieu qu’ils ont choisi pour offrir à leur personnage une rencontre décisive – ils commencent à le connaître ce personnage, on est au troisième jour. L’écriture de ce passage, ils pourront la nourrir du souvenir de la mise en scène de Rossellini, cet art de montrer et de mettre en présence ce qui est vu et qui regarde. Mais aussi cet art du silence de la narration, qui caractérise le cinéma tant qu’il n’y a pas de voix off, et qui peut se révéler d’une grande ressource pour dérouler une histoire. D’une certaine façon, le cinéma nous enseigne, en même temps que comment montrer, où taire une narration qui se ferait trop explicative.

62080892Alice dans les villes

Montrer. Taire. Montrer ce qui se tait. La décision de passer un film me donne l’envie d’en convoquer d’autres. Peut-être toujours par le jeu des échos contenus dans les titres, je retrouve Alice dans les villes de Wim Wenders, cinéaste dont l’œuvre toute entière est travaillée par le voyage, la déambulation, la quête de soi à travers les lieux et l’espace. Dans ce film, un homme, joué par Rüdiger Vogler, singulièrement écrivain que l’on voit davantage prendre des photos qu’écrire, se retrouve à devoir cheminer avec une petite fille rencontrée par hasard, l’Alice du titre. En revoyant ce film, je suis frappée par la texture des images de Wenders, que l’on sait également photographe. Quand il filme Rüdiger Vogler au volant de son américaine sur les routes des Etats-Unis ou plus tard de sa 4 L dans la traversée de petites villes de la Ruhr, son image (et celle de son directeur de la photo, Robby Müller) semble capter tout ce qui fait le sensible d’un mouvement : défilé de paysages et de villes mais aussi lumière des heures, vent dans les cheveux, rythme d’une avancée, reflets et ombres. Images débordées par une captation tous sens dehors, que l’on regarde avec son souffle, sa peau.

A Turin, juste avant un nouveau départ des stagiaires vers la ville et son écriture, je montrerai une séquence où Rüdiger Vogler et la petite Alice, à travers les villes, longent les murs et les horizons et roulent un temps au même rythme qu’un enfant à vélo – misant sur une leçon de regard par contamination de sensibilité.

Ainsi Turin, berceau du cinéma italien, sera-t-elle devenue pour ce stage la ville du pas de côté vers le cinéma. Un chemin de traverse, que les participants ont emprunté un temps, pour faire de leur voyage en Italie une source d’aventures humaines singulières, vivantes et partagées.

E.L.

Sans titreLe séjour d’écriture animé par Estelle Lépine pour Aleph à la fin de l’été dernier s’est déroulé du 25 au 28 août à la Scuola Holden de Turin

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