Isabelle Marchand
Grenade
Il hésite Julien, devant la porte de la chambre. Il doit lui parler oui, il est responsable d’elle, mais elle se braque si facilement.
Il y va. Tandis que sa main gauche toque à la porte, la droite attrape déjà la poignée, il est cueilli par son regard surpris. Elle est réveillée, encore au lit mais réveillée, tranquillement exposée sur ses oreillers.
– Pourquoi tu n’es pas descendue déjeuner, si tu es réveillée ?
Le reproche qui pointe, toujours, c’est plus fort que lui. Mais il a de la chance aujourd’hui, elle sourit.
– J’étais bien au lit, je pensais.
Désarmant le sourire, et pourtant c’est l’agacement qui pointe. Il ne le dit pas mais lui quand il pense, ça ne l’empêche pas de bouger. Penser sans rien faire d’autre, c’est un luxe.
– Ecoute, je voulais te parler. J’ai discuté avec la directrice, je suis étonné de ce qu’elle m’a dit.
Nouveau regard surpris mais elle ne pose pas de questions, il doit enchaîner.
– Elle m’a dit qu’elle te trouvait rêveuse, distraite ces dernières semaines. Tu ne t’intègres pas au groupe, tu as tendance à te tenir à l’écart, à t’isoler. Et pas toute seule apparemment, toujours avec un certain Marc.
– Et alors ?
– Et alors tu ne participes pas.
– C’est grave ?
Encore un sourire, c’est nouveau et le mercure intérieur de Julien grimpe, elle ne le prend pas au sérieux.
– A toi de me le dire. La directrice m’a dit que vous vous embrassez dans la cour, à pleine bouche, devant tout le monde. Je te croyais plus pudique.
– On s’embrasse oui, ça te gêne ?
L’immédiat cramoisi de ses joues, un comble pour sa cinquantaine. Qu’elle soit au lit ça ne l’aide pas, et cette chemise de nuit si fine, il écourte maladroitement.
– Je te laisse t’habiller, je t’attends au salon.
La porte refermée, Anne sourit encore, elle est le chat du Cheshire, elle pourrait disparaître derrière son sourire. Elle n’est pas pressée de se lever, les textos de Marc l’ont tenue éveillée tard dans la nuit, elle en garde une agréable langueur ce matin. Elle au sommeil si sage d’habitude, elle qui ne dérange même pas les draps, leur désordre la surprend, ravive ces rêves audacieux, cette onde qui s’est invitée dans son corps cette nuit, ce frémissement de plaisir. Elle étire ses jambes dans la chiffonnade des draps, s’amuse à faire émerger ses orteils, le grenat des ongles qu’elle a soigneusement peints hier, la première fois que ses pieds rencontraient la couleur. Morceaux de coton soigneusement glissés entre ses orteils pour les écarter, elle avait pincé les lèvres et retenu son souffle en étirant le vernis sur chaque ongle. Et déjà là cette chaleur diffuse, palpitation de l’huître qui se réveille au creux de sa chair. Grenat, Grenade, elle pourrait croquer la ville avec Marc, sa langue lécherait les coulées dégoulinantes sur sa peau. Grenade, ils prendraient le temps d’explorer pour trouver le ressort d’une explosion douce, qui ne détruirait rien.
C’est devant une partie de scrabble que Julien tente de reparler à Anne, les mots du jeu les aident parfois à échanger.
Elle commence avec DESIR, qu’elle aligne au centre. Et là encore, elle sourit au visage fermé de Julien : « quoi, tu préférerais que j’écrive RIDES ? ».
Les lettres posées sur le plateau tissent un réseau serré autour de Julien. Loin de leurs joutes littéraires habituelles, Anne l’entraîne sur un chemin d’émoi, d’allégresse, un chemin instable où un chat se transforme en chatte, où une île devient érectile. Sous les yeux imperturbables d’Anne, Julien transpire, et c’est sonné qu’il achève la partie.
L’aria de Bach égrène ses notes dans la puissante Mercedes qui l’emmène au travail. Sereine mélodie qui ralentit son cerveau en ébullition. Les effluves de cuir neuf, l’emboitement parfait de l’appui-tête l’installent dans un cocon protégé qui restaure son assurance. Au moment où il se gare sur l’emplacement réservé à la direction, la musique de son téléphone. La directrice encore, elle veut le rencontrer.
Les grands pas nerveux qui rythment sa sortie du bureau martèlent le carrelage, « comment peut-elle ? ». En déboulant dans la cour de l’établissement, il les aperçoit, elle assise sur un banc, Marc dans son fauteuil. Il est assez près pour voir les gros doigts de Marc se faire papillons pour effleurer une joue offerte, glisser doucement vers le cou tendu. Assez près pour voir rosir la peau, frémir le décolleté. Dégoût ou envie, le cortex de Julien s’égare dans l’ambivalence, il ne sait plus. Un murmure de Marc, un rire qui fuse. Il avait oublié ce rire, ce rire généreux qu’il adorait faire jaillir petit garçon, ce rire peu à peu disparu auprès d’un mari indifférent et de l’adolescent boudeur que Julien était devenu. Il avait oublié la femme qui se roulait dans le sable avec lui, qui lui tenait tellement bien la main qu’il aurait sauté dans la plus haute vague sans réfléchir, la femme qui l’invitait à arracher ses habits en rentrant de la plage pour offrir sa peau sablée au jet du tuyau d’arrosage du jardin. Il s’est écarté de la mer quand il a rejoint les dimanches à vélo de son père, un sport d’homme, dont l’échelle est la douleur du corps. Corps qui brûle, asséché par les coups de pédale, tanné par le soleil. Corps durci de Julien qui répugne désormais au contact d’un ventre moelleux, d’un ventre faible.
Figé à distance du couple, Julien réentend la voix de la directrice : « ils veulent vivre ensemble, quitter leur chambre individuelle pour un studio commun. Il y en a un qui vient de se libérer à l’EHPAD, votre mère étant sous curatelle, nous avons besoin de votre autorisation ».
Ses poings rageurs se desserrent, dans sa main gauche le formulaire de consentement remis par la directrice. Froissé, mais pas déchiré. Peut-être pas nécessaire de trancher tout de suite. Défroisser et replier le papier, le glisser dans sa poche. Demain c’est samedi.
I.M.