Un livre pour l’été, par Alain André : « Le Tricheur et La Corde raide », Claude Simon

Cet été, les formateurs d’Aleph vous proposent leur conseil de lectures. Aujourd’hui, le choix d’Alain André.
 Le Tricheur et La Corde raide – Premières œuvres 1945-1947, de Claude SIMON (Minuit, 2024)

J’ai si souvent voulu lire ces textes. J’ai même un jour téléchargé un PDF bidouillé, lequel m’avait concédé une suite de caractères verticaux, qui résistait à toute lecture au bout de quelques pages, imaginez simplement les deux premiers mots de l’incipit « Ils se trouvaient maintenant dans une grande prairie » :

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l

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J’avais renoncé. Et puis, miracle, quarante ans plus tard à peu près, j’ai ce premier roman de Claude Simon, augmenté du deuxième, entre les mains. Je suis dans le TGV, je ne vois plus ni le train ni le temps filer. Même la présentation de Mireille Calle-Gruber est passionnante. Après la peinture à Montparnasse et le service militaire, voici le premier maillon de l’œuvre, enfin réédité. Et c’est d’emblée, de façon indubitable, la voix de Claude Simon. « Permaner, persévérer, persister », comme la préfacière le dit étrangement : c’est le travail qui enseigne à l’écrivain sa propre voix, en « faisant parler ce qui est senti ». Mais sans psychologisme, comme en peinture. « L’on ne doit pas plus approuver – ou désapprouver – les dits personnages que ne le fait Cézanne pour la chaise ou la pomme ».

Le Tricheur est commencé en 1938, presque fini en 39. L’écrivain est mobilisé. Il s’évade du stalag IV-B de Mühlberg-sur-Elbe, termine le roman en avril 41. Épigraphe : « Corriger le hasard : tricher ». Dès la publication fin 45 par le Sagittaire, Maurice Nadeau décèle « le grand écrivain ». La Corde raide prolonge Le Tricheur, façon journal de guerre. Le ton est âpre et sourd. C’est la question de Nietzsche qui rode (dans Zarathoustra) : « Et comment supporterais-je d’être homme, si l’homme n’était aussi poète, devineur d’énigmes et rédempteur de hasard ? »

Devenu un auteur-phare des Éditions de Minuit, Simon n’a pas voulu rééditer ces deux romans. Il craignait, sans doute à tort tant on y retrouve la même organicité, que leur réception ne fausse celle des suivants ; et il jugeait sévèrement ses emportements de jeune écrivain, là où l’écriture vous enseigne « incertitude et humilité ».

En attendant ces rééditions, j’ai lu tout le reste ou à peu près, et je médite un stage « Écrire avec Claude Simon », en 2026-2027. Ah oui, de quoi ça parle ? Le Tricheur est le roman de Renée (de Belle, dans la fiction) : la fuite du narrateur et de sa trop jeune maîtresse hors des sentiers battus. Comment Thésée va-t-il pouvoir tuer le Minotaure (de la guerre) ? Doit-il laisser Belle, son Ariane, dormir et fuir, en l’obligeant ainsi à rentrer chez elle ? Elle est mineure, mais tout sauf idiote : « Pourquoi me parle-t-il comme à une imbécile ? Je ne suis pas bête. Je ne suis pas un animal ou un lapin. J’ai autant d’idées que toi, et peut-être meilleures ». Dans l’un et l’autre récit vous emporte une attention extraordinaire aux détails, aux « existants minuscules », aux choses vues et dites, comme lorsque Louis se mouille les pieds en franchissant un gué : « Il vida son soulier. Un peu d’eau noirâtre coula. Puis il retira sa chaussette. De petits bouts de laine noire, finement bouclés, restaient collés sur la peau blanche ».

On y est. « Je crève de faim (ou de froid, ou de peur, ou de fièvre…), mais cela n’empêche pas qu’en ce même moment (comme avant, comme après), le monde continue de tourner, les papillons d’être éblouissants, les femmes désirables, etc. »

La Corde raide est une méditation après-coup sur le thème. La guerre, les fois où on a vu la mort de près. L’amour et ses apories (Renée se suicidera, Simon traînera cette mort après lui toute sa vie). Et l’art, comment faire œuvre d’art, repenser à Cézanne, à Poussin, oublier les héros socialistes parfaits de la première à la 623ème page. Se souvenir que l’inattendu préside. Peut-être préférerez-vous prolonger notre bonheur de somnambules, l’Ukraine, Gaza, l’Iran, fichez-moi la paix, encore un peu, c’est l’été quand même, même si on sait bien que. Dommage : de cette confrontation au Mal naît une œuvre essentielle, et qui n’a jamais été aussi actuelle.

Allez, une phrase, à la toute fin de La Corde raide, pour la route :

« Immobile, dans la nuit, à regarder la hasardeuse disposition des fenêtres allumées, rectangles peints en jaune orangé, écoutant le bruit d’un pas sur les boulevards, écoutant une femme qui rit quelque part, une musique, écoutant l’arbre palpiter et s’ouvrir, pousser ses ramures à travers moi, m’emplissant les mains de ses feuilles, m’emplissant de sa voix chuchoteuse, les voix de ceux qui n’ont pas encore vécu, celles de ceux qui ont fini de vivre, les mêmes voix, les mêmes présences, toutes celles qui m’ont tellement donné, celle qui m’a donné une vie, celles qui m’ont donné la bouleversante tendresse de leurs chairs, celles qui m’ont aimé, celle qui m’a trop aimé. »

Alain André

Biographie

Alain ANDRÉ a fait paraître des romans (Rien que du bleu ou presque, Denoël, 2000 ; La Passion, dit Max, Thierry Magnier, 2007) ainsi que de nombreuses nouvelles et des essais consacrés à la littérature et à son enseignement (Babel heureuse – L’atelier d’écriture au service de la création littéraire, Syros-Alternatives, 1989 et 2011 ; Écrire l’expérience, en collaboration avec Mireille Cifali, P.U.F. 2007 ; Devenir écrivain, Leduc.s, 2018). Il a fondé puis dirigé à Paris le centre de formation Aleph-Écriture. Il s’en est retiré en 2014 pour se consacrer à ses travaux personnels et vit près de La Rochelle.