H.Z. Besset

Crush

Rien qu’à le regarder. Il est l’image du plaisir. Il est adossé contre le mur, dans la cour, les yeux clos, le visage baigné de soleil. Tout son corps est ainsi exposé, offert à la chaleur et à la lumière. Il vient de tirer sur la cigarette qu’il tient nonchalamment dans sa main droite. Le plaisir et le soulagement se lisent sur son visage détendu.

Je détourne les yeux rapidement, soudainement gênée. J’ai l’impression de trahir ainsi son intimité en l’observant en secret à travers la vitre. Mes collègues ne remarquent rien, enfin j’espère. Je continue de parler, je ne ralentis pas. Je me hâte le long du couloir blanc et aseptisé qui mène à la cantine.

L’air y est encore plus glacial. Devant la vitrine des desserts, j’hésite. Le mi-cuit me fait de l’œil. Je résiste. Opte pour un yaourt. Nature. Summer body oblige.

La première fois que je l’ai vu j’ai juré intérieurement. Zut, pas au boulot. Immédiatement, j’ai cherché des défauts. Il est trop guindé, ne sait pas encore que le costume n’est pas obligatoire ici. Il prend la parole. Je prie pour qu’il dise une bêtise. Il dit quelque chose d’intelligent. Je commence à l’éviter.

Au fil des mois les choses empirent. Poli, prudent, modeste, il s’intéresse aux autres. Répond aux questions qu’on lui pose, ne coupe pas la parole.

Un jour, un vendredi, c’est fatal, on se retrouve face à face en réunion. Moi avec mon mom jeans trop grand et un vieux tee-shirt, lui, comme souvent, porte un pull clair, avec un col en V bien coupé. Ses mains pianotent sur le clavier. Une mèche de cheveux tombe sur sa joue. Il a la mâchoire carrée, la peau mate. Il est légèrement penché, pousse l’ordinateur loin du bord de la table. Il remonte souvent ses manches. Son poignet, ou plutôt l’espace entre sa main et le début de la manche de son pull m’obsède. On se contente de peu. Faute de pouvoir en voir plus.

Il sourit, m’écoute. Me parle plusieurs fois en aparté, comme pour me faire une confidence. Ensortant, je sens son pas s’ajuster au mien. De suite, je réagis. « Je vais par-là ». Je fuis.

Et poursuis ma vie à deux cents à l’heure, entre le métro, la crèche, le bureau, les lessives, le supermarché, les cours de cuisses-abdos-fessiers, les « t’as mis où la boite de lait » et les « alors vous nous le faites quand le p’tit dernier ? »

On se recroise à la cantine, il me voit, j’évite son regard, puis me reprends, c’est ridicule. Je me retourne, il me regarde à nouveau et nous sourions. Une autre fois il lance vers moi un clin d’œil. Était-ce vraiment un clin d’œil ? Était-ce pour moi ? De suite, il a l’air gêné de son geste. Je saisis mon plateau, je m’évade : « j’ai une réunion. » Je n’ai pas de réunion.

Assise à mon bureau, je rêve de recevoir des textos en secret, de longues tirades réfléchies et travaillées, de celles qu’on met des heures à écrire et réécrire avant de trouver le courage d’appuyer sur « envoyer ». Mon téléphone bipe dans ma poche : c’est Romain. « J’ai vermifugé le chat » Je ne réponds pas, je like.

Au fil des semaines je le croise de plus en plus. Au fil des semaines j’y pense de plus en plus.

Si je n’en parle pas, personne ne saura rien. Et si j’évite de lui parler il n’en saura rien lui non plus.

Puis, je me mets à le chercher, je trouve des prétextes pour passer devant son bureau. Un salut rapide histoire de ne pas avoir à me demander si je dois m’arrêter ou non.

Pour lui je dois être une vieille, une « daronne ». Il doit avoir au moins 10 ans de moins que moi. J’imagine la vie de ce jeune homme sans contraintes, avec des apéros improvisés au crépuscule, des réveils à la dernière minute le matin, lui revêtant à la hâte ses habits de la veille ramassés au pied du lit d’une jeune fille. Je n’en sais rien en fait. Alors, quand, depuis mon couloir climatisé, je l’aperçois qui fume dans la cour cela me réchauffe un peu… Et j’attends les vacances pour pouvoir peut-être trouver le temps d’une pause gourmande.

– Allons prendre le café dehors, il y a tournoi de basket !

Je ne connaissais pas la date de ce fameux tournoi, mais je sais qu’il en est. Alibi parfait pour l’observer. Mon gobelet brulant à la main, je m’abrite avec mes collègues à l’ombre d’un arbre à quelques mètres du terrain improvisé. Tout le monde commente, compte les points. Je ne compte pas ma veine. Il est en short. Le short de quelqu’un qui fait souvent du sport.

Romain, lui, en jeune papa débordé, n’a guère plus le temps de faire du sport. Romain ne lance plus de ballon. Les mauvais jours il me lance un regard noir et les bons jours, au mieux, il lance une machine.

Le vent est agréable en ce début d’été. Il rabat d’une main ses cheveux en arrière.

Je ne l’avais jamais vu sourire autant. Il a encore bronzé, semble vraiment aimer être dehors. Je découvre une fossette, sur sa joue. Il fait très chaud mais il ne semble pas en sueur. Comme s’il absorbait le soleil. Il rayonne. Le ballon tombe, loin, et roule dans ma direction.

Je ramasse la balle un peu maladroitement, la renvoie et abandonne là les joueurs. Je rejoins mon équipe qui retourne à l’intérieur. C’est déjà l’heure.

Mon téléphone vibre dans ma poche. Romain. « Merci d’avoir réserver les billets d’avion ».

Je lui envoie « emoji abricot + emoji soleil » il répond « emoji aubergine ». Je souris. Je rougis. Peutêtre qu’on n’attendra pas jusqu’aux vacances finalement

H.Z.B.

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