« Hanami », Nathalie Roux

Hanami

Inspiration. « Assez de larmes versées. » Elle vérifie. Le crissement du plastique sous ses doigts confirme la présence salutaire de mouchoirs. Prête. De Blazac & Associés. Elle pousse l’imposante porte, aperçoit son reflet. Élégante, amaigrie. Elle revêt un sourire, marque de fabrique d’une humeur apparente toujours égale. Des traits creusés trahissent des nuits à imaginer l’après. Un maquillage un peu appuyé ne donne pas le change.

À l’accueil, une jeune femme l’invite à patienter.

Une salle d’attente vide. Un rayon de soleil téméraire fait danser la poussière.

Un escarpin de cuir noir balance au rythme nerveux de sa jambe.

La secrétaire accueille un nouvel arrivant.

Lui. Il scrute la pièce avant d’y pénétrer. Malgré le contre-jour, elle devine des traits qu’elle connait par cœur. Il prend un magazine, s’assoit à distance.

Une horloge ultramoderne envahit l’espace. Secondes interminables. Bourdonnement du temps qui passe, du temps passé, du temps, qui, à cet instant, ne passe plus assez vite… Elle plonge dans un prospectus saisi au hasard. Ironie du sort « Le contrat de mariage ».

— C’est à vous.

Il la précède. Les marches se défilent sous ses pieds.

Une porte. Une odeur douce de tabac et de verveine s’échappe. Derrière un imposant bureau, le notaire les prie de s’asseoir.

— Procédons à l’acte. Des questions ou objections sur le document ?

—  …

— Parfait. Paraphez chaque page et signez la dernière avec la mention « lu et approuvé ».

Élève prise en faute, la voix brisée : « J’ai oublié mon stylo. »

Laque noire surmontée d’une étoile banche, le notaire tend le sien. D’une main tremblante elle dévisse le capuchon. Appliquée, elle trace ses initiales, souvenirs des lignes de majuscules de ses cahiers d’écolière. Elle fait glisser la page à Monsieur. Cinquante-trois fois. Geste répété dans un silence pesant. Le soleil effleure le bureau. Les traces de mains humanisent la froideur du mobilier aux angles saillants. Une lumière douce, coup de projecteur sur un dernier paragraphe. Sa lèvre tremble. Elle se mord pour masquer un ultime trouble. Une signature suivie du fameux point qui achève l’autographe. Celui-ci résonne. Elle transmet, pour la dernière fois à l’homme assis à côté d’elle. Enfant, elle s’amusait à gribouiller des noms d’amoureux, mêlés au sien. Elle esquisse un sourire distrait, le regarde écrire son nom. Chacun le sien, jamais unis.

Le notaire récupère la liasse, la tape énergiquement pour en faire un tas parfait. Sursaut.

— Monsieur, félicitations, vous êtes l’unique propriétaire de l’appartement. Vous recevrez sous quinzaine une copie. Pour toute question, voir avec mon clerc. Madame, vous recevrez le solde d’ici quelques semaines.

Lui se lève, sort.

— Madame ? Restez quelques minutes si vous le souhaitez. Un verre d’eau, un café ?

— Un whisky… je plaisante Maître… une cigarette ?

— Mon prochain rendez-vous est dans 15 minutes.

— Le nôtre a été expéditif ?

— Effectivement. Pardon, je suis maladroit. Monsieur a toujours été économe en mots. Il a peur que je les facture.

Une main chaude la pousse délicatement pour l’inviter à sortir. Il tend un étui à cigarettes, l’une d’elles légèrement sortie, invite à la saisir. Une main protège la flamme bleutée. Il allume, de l’autre, le précieux bâton de paille prometteur d’un soulagement éphémère à une radicale fin de contrat.

— Maître, veuillez m’excuser, votre rendez-vous est annulé.

— Merci Elsa. Bon week-end !

Le joli minois disparait sautillant. Au bout de l’impasse, un grand brun l’embrasse à pleine bouche.

Ils se regardent gênés. Les cigarettes sont consumées. Elle tend la main pour le saluer. Il la prend, la conserve un peu.

— Je ne me rappelle pas avoir quitté le bureau si tôt.  Accepteriez-vous de boire un verre. Un remontant vous fera du bien et j’arroserai une entrée précoce dans le week-end… Qu’en dîtes-vous ?

— Cette soirée n’a pas de programme palpitant en perspective… ni confettis ni chippendales pour fêter une entrée fracassante dans le célibat.

—  J’arrive …

Elle fait les cent pas, jette un œil à son miroir de poche.

—  On y va ?

— Oui, Maître…

— Timothée… Maître, c’est pour l’Office.

—  Constance.

Ils rient, traversent la rue d’un pas précipité, choisissent une table à l’écart sous un prunier en fleurs.

Elle, jambes croisées, une robe noire souligne sa silhouette.

Lui, prisonnier d’un costume gris, « Vous permettez ? », retire sa cravate, la glisse dans une poche de sa veste posée soigneusement à côté. Les manches relevées de sa chemise laissent apparaitre des avant-bras musclés. Derrière ses lunettes, des yeux rieurs, un nez droit tombe sur des lèvres roses légèrement charnues.

— Trinquons à la liberté ! Pour une nouvelle vie ! Pour ne pas avoir à éplucher de fastidieux dossiers jusqu’à vingt-deux heures !

— À tout ce temps libre !

Éclats de rires pincés. Premier verre vidé sur des banalités. Second, plus sonore : anecdotes d’écoles, récits de maladresses, presque confidences. Le soleil fuit derrière les immeubles. Elle frissonne. Sur ses épaules, il pose sa veste.

Machinalement, elle lui retire des cheveux quelques pétales. Flash du voyage à Kyoto qu’elle ne fera plus.

— Ces tourbillons printaniers me font penser au Japon. Le jour où je décide de lever le pied, je m’envole découvrir temples et arbres fleurissants lors de la fête du Hanami.

Elle rougit. Deux cocktails l’ont un peu enivrée. Un vertige. Un bras entoure sa taille. La tête contre son torse, elle respire, sent son souffle, se laisse aller. Envie de se reposer.

—  Vous vous sentez bien ?

—  Marchons un peu.

Quelques pas plus tard, elle pousse la lourde porte au son strident de l’interphone, lui rend sa veste, sourit, tourne les talons. Elle s’évapore dans le hall plus vite que son capiteux parfum.

— Constance, pourrions-nous nous revoir ?

Sans se retourner, tandis que les portes de l’ascenseur se ferment sur ses longues jambes perchées sur de hauts talons, elle lance d’un ton badin :

—  Timothée, mon numéro est dans le dossier.

N.R.

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