Les culs-de-sac ont sûrement leurs raisons

Mathilde Meert

À la sortie du village, en bord de route. Indiquer le nom du village n’aurait aucun intérêt. Ce village n’a aucun intérêt, si ce n’est qu’il finit par une route, route qui n’a d’ailleurs d’intérêt qu’à ce moment précis de l’histoire.

À la sortie du village donc, au bord de la route en question.

Une jeune femme lève le pouce vers le haut. Le pouce est en suspension. On prendrait ce geste pour un réflexe : elle semble avoir levé le pouce à chaque fois qu’une route est passée sous ses pas. Il n’empêche, malgré tout le naturel de son geste, on se demande vraiment comment elle a atterri là. Car cette route est une pauvre route en fin de course. Une pauvre route en fin de village, qui prend un virage, et puis, on ne sait pas. Une pauvre route qui ne semble pas aller vers quelque chose.

Ainsi, la jeune femme lève le pouce vers le haut. Les voitures passent, parfois, devant elle. Elles ne lui laissent comme trace qu’une vague poussière qui se soulève tout autour, qui se dépose sur ses épaules comme pour y signer un refus. Elle l’essuie sans cligner des yeux, de la main gauche, pour ne pas baisser le pouce droit. Elle ne semble pas s’incommoder de la poussière. Elle doit en avoir l’habitude.

Peut-être voyage-t-elle depuis des années comme ça. Parfois on a vraiment plus l’envie de décider pour soi de la direction à prendre. Parfois on a trop pris de routes qui ne menaient nulle part, on a marché longtemps et tous ces pas derrière nous n’ont pas mené à une destination. Alors on s’installe au bord des routes et on suit, pour un temps, la trajectoire des autres, de ceux qui savent où ils vont.

Devant elle, donc, il y a la route. Je l’ai déjà décrite et il n’y a rien à en dire de plus. Il serait bien impossible de trouver une raison à l’existence de cette route qui ne mène nulle part, ni à la présence de cette femme dans le village, ni à son départ précipité. Il serait encore plus difficile de trouver une raison à l’existence de ce village et de ses habitants, qui ne semblent même pas vraiment exister. Mais pour cette jeune fille comme pour tout le reste, que faire d’autre que de continuer.

Derrière elle, un panneau de signalisation pointe une colline vers le haut d’un chemin en gravier. Quelqu’un a écrit quelque chose sur le panneau, et ça doit être le nom du lieu-dit, là-haut. Sous l’indication, une écriture d’enfant a rajouté: « Be aware of cats, dogs and fig trees. Do not sleep under the fig trees ». La colline, derrière son dos, là, plus haut, c’est essentiellement de l’herbe sèche qui suce la roche en surface. Tout au-dessus quelques cyprès semblent monter la garde dans une étrange immobilité. Ils ont l’air, eux aussi, d’enquêter sur la présence de la jeune femme en bord de route, voire de s’en inquiéter.

Elle aurait pu prendre ce chemin en terre, aller voir la vue là-haut, mais elle ne l’a pas fait.

Ainsi, la jeune femme lève le pouce vers le haut, au bord de la route en question. A intervalle irrégulier, sur sa rétine, se dessinent de gauche à droite de vieilles voitures poussiéreuses. 1…Dacia bleue marine. 2…,3…,4…,5…disparue derrière le virage. Elle compte, parce qu’il faut occuper l’espace de la route vide avec des pensées.  Des chiffres, pourquoi pas. 1…une autre voiture. 2… encore une Dacia. 3…rouge cette fois, sous le gris. 4…. la poussière. Il n’a pas plu depuis longtemps ici. 5… disparue. Le virage en a dévoré combien, des vieilles voitures comme celle-ci. Le pouce est toujours levé, mais la jeune femme a disparu dans ses pensées. Elle doit penser aux vaches hypnotisées par le passage des trains, se dire combien elle les comprend et se demander où elles sont.

1… voiture verte. Une Dacia, encore.
2… la poussière, encore.
3…  elle s’arrête ?
4… elle s’arrête !
5… elle s’est arrêtée.

– Allo !

– Allo !

– …?

– …

– Alors, quoi, vous montez ?

– Je ne sais pas encore, je pensais aux vaches. Vous allez où ?

– Je ne sais pas encore. Je vais pour faire demi-tour.

– Bien, pourquoi pas. Allons-y.

C’est vrai parfois on a vraiment plus l’envie de décider pour soi de la direction à prendre. Alors on s’installe au bord des routes et on suit, pour un temps, la trajectoire des autres, de ceux qui savent où ils vont. Encore faut-il qu’ils le sachent. Parfois on tombe sur quelqu’un qui n’a vraiment aucune idée d’où il va. Qui a simplement décidé de prendre le volant, et d’aller toujours tout droit. Jusqu’au prochain cul-de-sac. Alors on fait demi-tour, et on recommence.

C’était mon cas.

On a d’abord parlé des vaches, qu’on n’en voyait pas beaucoup dans le coin. Ça fait six mois aujourd’hui que nous nous sommes rencontrés sur cette vieille route qui ne mène nulle part. Depuis, nous roulons à deux – toujours tout droit, ne jamais regarder la carte, demi-tour dans les culs-de-sac.

C’était une drôle de chose, d’être soudain perdus à deux. C’est qu’il nous semblait tout à coup que chacun allait retrouver quelque chose, comme une espèce de destination. Ou peut-être, tout simplement, une raison.