« Devenir biographe » : interview de Michèle Cléach et Delphine Tranier-Brard

L’Inventoire a rencontré Michèle Cléach et Delphine Tranier-Brard à l’occasion de la sortie de leur livre « Devenir biographe. Prêter sa plume pour écrire la vie des autres ». Bien au-delà d’un guide, leur ouvrage nous révèle les secrets de construction d’un récit, permettant à toute histoire vraie de se lire comme un roman. Elles ont conçu et animent toutes deux une formation en partenariat avec Le Pélerin: « Ecrire et publier votre histoire de vie ».

L’Inventoire : Vous avez créé une des premières formations de biographe en France. Qu’est-ce qui vous a fait choisir cette voie?

Delphine Tranier-Brard : Elle s’est tracée comme un prolongement naturel de nos parcours et de notre rencontre, à un moment où (pour m’investir complètement dans un roman) je souhaitais écrire moins de biographies, sans pour autant m’éloigner de cette pratique.

Michèle Cléach : J’avais un parcours dans le domaine des histoires de vie en formation et j’avais créé à Aleph le cycle « écrire et transmettre son histoire de vie », avec le postulat que le travail de l’écriture pouvait avoir des effets aussi importants que la recherche de sens dans la démarche des histoires de vie. 

Nos échanges sur nos pratiques respectives, notre passion commune pour l’accompagnement et la transmission, le sentiment que les formations proposées ne répondaient pas complètement aux attentes des aspirants biographe… tout cela nous a amenées à concevoir ce projet et à le réaliser avec le soutien des responsables d’Aleph. 

L’Inventoire : Biographe, c’est une profession à double entrée indiquez-vous dans l’avant-propos : « L’écriture et la relation ». Dites-nous en plus.

MC : L’écriture, pour un biographe, cela semble aller de soi. L’objectif est bien l’écriture de l’histoire du biographié à partir de son récit oral. L’écriture va « traduire » son récit oral en récit écrit (et contrairement à une idée très répandue, il ne suffit pas pour cela de le transcrire !) et notamment construire un texte le plus fluide possible pour son lecteur.

DTB : La relation, c’est peut-être moins flagrant. Il est pourtant nécessaire qu’une « vraie » relation s’instaure avec le biographié, basée sur l’empathie, l’écoute bienveillante et sincère, sans glisser vers la symbiose ou la prise à son propre compte des émotions exprimées. Il s’agit de trouver la posture juste.

L’Inventoire : Comment est née l’idée de ce livre ?

DTB : Une idée de Michèle… Je l’ai reçue comme une occasion (à ne pas laisser passer !) de continuer à relever nos manches ensemble, de retraverser nos expériences de formatrices et de biographe humainement très enrichissantes, d’approfondir encore le sujet en l’abordant par l’écriture… et de travailler avec un éditeur reconnu dans le domaine des sciences humaines.

MC: À dire vrai, c’est Marie-Pascale Lescot, une formatrice d’Aleph, qui m’en a soufflé l’idée ! Nous avons tout de suite été d’accord avec Delphine sur le fait que pour un ouvrage de ce type, trouver un éditeur est un préalable !

L’Inventoire : Je crois que vous avez rencontré votre éditeur sur le salon du livre. Quel a été son rôle dans l’écriture du livre ?

MC : Effectivement, en mars 2019 j’y ai rencontré le responsable de Chronique Sociale, dont les titres ne manquent pas dans nos bibliothèques de formatrices… Leur intention sincère d’émancipation des lecteurs, dans la tradition de l’éducation populaire, c’est aussi, structurellement, la nôtre. En échangeant avec lui sur la formation de biographe, il s’est montré très intéressé et rapidement nous lui avons soumis un projet de sommaire. En mai nous nous sommes accordés sur le format, la structure du texte et un contenu vivant, riche en témoignages. Puis en décembre sa lecture de la première version nous a amenées à l’étoffer, à déployer certains chapitres pour équilibrer l’ensemble.

L’Inventoire : A t-il été facile de l’écrire à deux ?

Un vrai plaisir ! Nous sommes très complémentaires dans nos compétences, nos parcours… et jusque dans nos agendas, nos processus d’écriture et nos yeux de relectrices ! Une même exigence, une même précision dans le travail… chacune à sa manière. C’est extrêmement porteur de travailler dans une telle confiance réciproque.

L’Inventoire : Avez-vous divisé les parties et interveniez-vous sur vos textes respectifs ?

Très naturellement, chacune a pris en charge les chapitres qu’elle aborde dans la formation de biographe et enrichi les premiers jets de l’autre de références, de paragraphes donnant de la perspective, de citations d’auteurs, de récits d’expériences…

L’Inventoire : Votre livre s’adresse à ceux qui veulent réaliser la biographie de quelqu’un. Quel rôle joue l’exercice du « carnet de bord » rythmant chaque chapitre ?

MC : Le carnet de bord est un outil (inspiré des ethnologues, des chercheurs en sciences humaines mais aussi des artistes, des écrivains) qui accompagne le processus de recherche ou de création. On y note ses questionnements, ses hypothèses et ses réflexions, ses difficultés et ses trouvailles, on y dessine, on colle des articles, des « bouts de papier », tout ce qui nourrit le travail en cours. C’est un outil qui permet d’être actif dans ses apprentissages et ici dans sa lecture du livre, de s’approprier les démarches proposées, de prendre du recul sur le chemin parcouru, et le chemin restant à parcourir. Pour le biographe en activité, c’est une façon de se constituer une sorte de mémoire, de « bible », dans laquelle il pourra aller puiser à chaque fois que nécessaire.

L’Inventoire : Vous parlez souvent de « client », parlant de la personne qui vous a passé commande d’une biographie. C’est un terme inhabituel. Pouvez-vous le remettre en contexte.

DTB : Notre livre s’adresse plus particulièrement aux biographes qui louent leur plume aux personnes faisant appel à eux pour écrire leur vie. Les personnes biographiées sont ainsi les clients du biographe. Ce terme invite à ne pas perdre de vue la dimension financière de la relation biographe/biographié, que celle-ci soit prise en charge par le biographié lui-même ou par un tiers (petits-enfants, institutions…).

L’Inventoire : Vous indiquez également qu’il faut avant tout choisir un axe, un ton, une voix, qui puisse restituer celle du biographé ?

DTB : L’enjeu principal d’une biographie privée est effectivement la justesse de la voix. La biographiée se reconnaîtra-t-elle à la lecture du texte ? Ses proches, trouveront-ils les anecdotes du livre aussi vivantes que lorsqu’elle les raconte gaiement, attablée dans la cuisine ou debout devant la cheminée?

L’Inventoire : Il est souvent question dans votre ouvrage de la vérité intégrale qui pourrait être l’ennemie du biographe. Il s’agirait ainsi de restituer le regard du biographié à l’instant « t » où il a envie de raconter sa vie. Vérité ou mensonge ? Vous préférez parler de « vérité relative » (p. 93).

MC : La vérité, le vrai, la véracité… Vaste sujet quand il s’agit d’écrire dans le champ biographique ! Et difficile de ne pas faire le lien entre vérité et mémoire. Nous pourrions citer ici Boris Cyrulnik, Paul Ricoeur et son identité narrative, Philippe Lejeune, Nancy Huston, Alain Rémond, etc.

Dès lors qu’il y a récit, il y a reconstruction, et le récit n’est pas le réel. Un même fait, on ne le raconte pas de la même façon à différents moments de sa vie.

La mémoire le colore, l’opacifie, le réinvente. Dans les ouvrages de Lionel Duroy par exemple, on voit le même événement, raconté différemment parce que son point de vue sur l’événement aura évolué. On trouve cela aussi dans les romans polyphoniques, comme chez Nancy Huston, mais là, c’est le point de vue de différents personnages sur les mêmes événements qui s’exprime.

L’Inventoire : Vous citez ainsi la romancière Siri Hustvedt : « La mémoire ne prodigue ses cadeaux que si quelque chose, dans le présent, la stimule ». Comment arriver à stimuler ce réseau associatif « jamais inactif et sujet à révision chaque fois que nous récupérons une image ou un mot du passé » ?

DTB : Le simple fait de raconter stimule déjà la mémoire. Sauf dans les cas particuliers de mémoire traumatique, un souvenir en appelle un autre… Les photos, les documents administratifs, les lettres, les carnets et les journaux, les objets… tout ce qui porte trace du passé peut aussi jouer ce rôle.

L’Inventoire : Il n’est pas toujours facile de parler du secret. Voici ce qu’en dit Anne Dufourmentelle dans « Défense du secret » : « Dans son étymologie latine, le secret est une mise à l’écart (…) la nécessité du secret naîtrait de la séparation originaire des dieux et des hommes (…) Ces frontières qui séparent le divin et le profane, les morts et le vivant, le solaire et le nocturne, la parole et le silence, l’intime et les autres, règlent les communautés humaines. Le secret, lui, les abolit ». La révélation d’un secret est-elle toujours au centre de l’écriture d’une biographie ?

MC : Pas du tout ! Les motivations à raconter son histoire sont bien plus variées ! Mais lorsqu’il y a secret, plusieurs questions vont se poser, d’écriture, de posture et bien souvent, de loyauté. Et puis il y a secret et secret. Certains sont des drames inavouables, d’autres relèvent plus du non-dit, du secret de polichinelle, ou sont liés à des tabous d’une époque qui n’ont plus cours aujourd’hui.

L’Inventoire : Mais comment faire face à la révélation du secret si elle a lieu ? Est-ce le moment le plus difficile pour le biographié, celui où il comprend que certaines choses révélées vont forcément changer sa relation à entourage ? L’accompagnez-vous dans cette démarche ?

MC : Révéler dans une biographie un secret qui peut avoir un impact sur la vie des lecteurs, voire déclencher un tsunami dans des familles, c’est une lourde responsabilité, pour le biographié et pour le biographe. Cela peut être extrêmement violent d’apprendre en lisant le récit de la vie de sa mère que son père n’est pas son père… Pour ce type de secret, quand le biographié veut absolument le révéler, il peut être judicieux de suggérer de passer d’abord par la parole. Dire les choses aux personnes concernées avant de les écrire. On ne les racontera sans doute pas de la même façon ensuite.

L’Inventoire : Je note à l’issue de ce livre que les exercices m’ont donné envie d’écrire ma propre biographie ! D’ailleurs les exercices sont tournés vers l’expérience, le ressenti et le vécu du biographe, comme s’il fallait se connaître soi-même pour pouvoir écrire les autres. Avez-vous écrit votre autobiographie ?

DTB : Régulièrement des morceaux… comme détachés d’une banquise, voguent vers leur indépendance et deviennent slams ou récits. C’est bien entre réel et autobiographie, là où le réel me chavire, que j’écris.

MC : Des morceaux, oui ; des bribes, des fragments, des récits plus ou moins longs. Il m’arrive d’écrire des textes pour La Faute à Rousseau, la revue de l’APA (Association pour l’autobiographie). Aujourd’hui mes chantiers en cours sont plus biographiques qu’autobiographiques.

DP

Devenir biographe
Prêter sa plume pour écrire la vie des autres

Auteure(s) : Cleach Michèle / Tranier-Brard Delphine
Nombre de pages : 240 p. Format : 15 x 22 cm / ISBN : 978-2-36717-694-9
Thématique : Atelier d’écriture