« Le cri du ventre », Adiaratou Y. Diarrassouba

Adiaratou Y. Diarrassouba

Le cri du ventre

Déjà une heure qu’elle patiente. Anxieuse, elle s’est rendue sur place bien à l’avance. Elle répète dans sa tête la raison de sa venue, tente de se persuader que tout va bien se passer. Pour se détendre, elle prend un magazine féminin posé sur la table basse de la salle d’attente. Elle feuillette un numéro datant d’il y a plus d’un an : « comment retrouver un Summer body après un accouchement », un article illustré par un montage photo avant/après d’une célébrité américaine ; à gauche, enceinte de huit mois avec 15 kilos en plus, à droite, 20 kilos en moins, avec son bébé, adorable; de quoi potentiellement déclencher une baby fever à qui a des ovaires. Un papier risible. Franchement, quand on pense à tout ce qu’on exige d’une femme lambda au quotidien versus les moyens qu’a cette star -dont le corps est l’outil de travail- pour revenir à « une silhouette de rêve »… Combien de femmes sur Terre ont une équipe de nounous, de coachs personnels, de chefs cuisiniers et l’argent et le temps qui vont avec ?  Elle secoue la tête et soupire.

– Madame Fily. X ?

– Oui ?

– C’est à nous.

La soignante au sourire chaleureux la fait entrer, ferme la porte derrière elle et l’invite à s’asseoir sur le siège faisant face à son bureau. Elle attend tout de même de voir. Après des années à aller de cabinet en cabinet, fuyant le jugement et la moquerie de plusieurs blouses blanches, l’ambiance est à la méfiance.

Fily balaie les lieux du regard. Sur les murs, des photos de bébés. Des potelés, des petites crevettes, la mine sérieuse, désinvolte ou rieuse. Bryan, Ysiana, Chloé, Baptiste, Ilhan, Amy, Mariam… Tous tellement mignons. Ces photos témoignent de la reconnaissance des parents envers la praticienne.

– Bonjour et bienvenue.

– Bonjour, merci.

– Comme on se voit pour la première fois, je vais avoir besoin de certaines informations pour créer votre dossier. »

Après les éléments les plus basiques -nom, prénom, coordonnées, antécédents médicaux-, la sage-femme lui demande : « Avez-vous déjà subi des violences, qu’elles soient psychologiques, physiques, ou sexuelles ?

– Oui, les trois d’ailleurs.

Elle finit par ajouter : « Merci. C’est la première fois qu’un professionnel de santé me pose cette question ».

La praticienne lui sourit avec empathie, marque une pause, avant de reprendre : « Alors, que puis-je faire pour vous ? ». Elle sent son cœur s’emballer.

– Je souhaite faire des examens pour… savoir si je peux avoir des enfants.

– D’accord. Avez-vous un partenaire ?

– Non.

– Une partenaire ?

– Non plus.

– Vous envisagez une PMA ?

– Non…

Elle ferme les yeux puis lâche : « Je ne veux pas avoir d’enfants mais je veux savoir si tout fonctionne bien chez moi ».

Il lui aura fallu 35 ans pour réaliser qu’elle ne souhaitait pas enfanter. Certains diront que ce n’est pas tard et d’autres diront le contraire. Dans le jargon médical, on parle de grossesse gériatrique, dès lors qu’on atteint cet âge. Le dernier médecin qu’elle a vu, un gynécologue, lui a ri au nez. « C’est rare que des femmes comme vous prennent cette décision. En général, elles changent d’avis. Réfléchissez bien avant qu’il ne soit trop tard ! » Par « femmes comme elle », comprenez femmes noires.

Dans son entourage, des mères lui ont parlé de la fameuse horloge biologique qui indique que c’est LE moment de s’y mettre, un concept pour Fily. L’idée de tomber enceinte et de vivre tout ce qui est inhérent à la grossesse a toujours été source d’angoisse pour elle et ce malgré les précautions prises. Une angoisse qui se matérialise sous la forme d’un cauchemar récurrent ; sans crier gare, son ventre grossit à vitesse grand V, plus il s’arrondit, plus elle sent la panique l’envahir. Elle crie à l’aide, suppliant quiconque de prendre sa place pour accoucher. Elle se réveille systématiquement en pleurs, dégoulinante de sueur, se touchant le ventre pour vérifier qu’il ne s’agit que d’un mauvais rêve. Elle a découvert récemment qu’il y a un mot pour décrire son état : la tocophobie. De quoi la rassurer car s’il existe un terme, c’est qu’elle n’est pas seule. La soignante semble deviner ses pensées.

– Madame, vous seule êtes maîtresse de vos décisions. Il s’agit de votre corps et de votre vie. Moi, je suis là pour vous accompagner sur le plan médical. Je vous explique le déroulé des examens ?

– Je vous écoute.

C’est tout de même ironique ; être fascinée par le ventre des femmes enceintes, les trouver radieuses, se laisser attendrir par les nourrissons et sentir au fin fond de ses tripes que cette expérience n’est pas faite pour soi ! Elle pourrait d’ailleurs faire don de ses ovocytes pour aider celles qui en ont besoin, si les résultats sont bons. Elle y a longuement réfléchi, bien consciente des enjeux : combien de femmes noires sont concernées ? Pourtant, à chaque fois qu’elle y pense, elle imagine un enfant qui lui ressemble gambadant quelque part sur le globe et cette idée la terrifie. Il s’agit d’un être qui hériterait d’une partie de ses gênes, peut-être même de ses traumas personnels et transgénérationnels. Et puis, ce n’est pas comme un simple don de sang. La zone ovarienne supporte tant, contient une partie de son histoire ; c’est un espace plein de mystères à percer, hautement intime.

– Voilà. Vous avez des questions ?

– Non.

– N’hésitez pas à m’écrire si besoin.

– Merci beaucoup. Vraiment.

En sortant, elle est émue : enfin, elle se sent entendue. L’acceptation de ce qu’on appelle couramment « non-désir de maternité », est pour Fily un retour à elle-même, une renaissance. Il lui aura fallu 35 ans pour cesser de calquer sa vie aux attentes des autres, 35 ans pour prendre conscience que contribuer à l’éducation de ses nièces et neveux la comble, mais que l’enfant dont elle veut avant tout prendre soin, protéger, accompagner, est la petite Fily. Désormais, sa priorité sera de se materner, se donner tout l’amour, toute l’affection et la sécurité émotionnelle que personne d’autre, femme ou homme, ne pourra jamais lui procurer.

A.Y.D.