Écrire à partir du roman « Une chance folle » d’Anne Godard

Cette semaine, Alain André vous propose d’écrire à partir du roman d’Anne Godard, Une chance folle (Minuit, 2017). Envoyez-nous vos textes (1500 signes ou caractères espaces compris) jusqu’au 20 juin, à l’adresse : atelierouvert@inventoire.com

Petite précision : merci de nous envoyer vos textes sous format word (ou .odt) en times 12, interligne 1,5… et n’oubliez pas d’indiquer en haut de page votre nom (ou votre nom d’auteur) et le titre de votre texte ! Nous répondons à tous les envois, alors à très bientôt !

Extrait

« Je ne peux pas la voir en entier, même dans un miroir, et souvent ce sont les autres qui me la rappellent. Une hésitation, un clignement des yeux, l’adaptation du regard à quelque chose d’inattendu, la surprise aussitôt surmontée d’une couleur un peu différente, d’un repli qui n’aurait pas dû être, cela suffit. Je sais ce qu’ils ont vu, je sais ce qu’ils n’osent plus regarder, je sens leur gêne ou leur curiosité, et pendant un instant, je sais que je pourrais les tuer, pendant un instant je les hais, sans limite, par réflexe, comme on retire sa main d’une surface qu’on ne savait pas brûlante, avant même d’y penser, et sitôt qu’on y pense, sitôt que j’y pense, c’est fini, je n’ai plus peur, et je peux cesser de vouloir tuer comme je cesse d’essayer de me défendre. Je comprends leur curiosité, je la partage, je vais à sa rencontre, je devance les questions qu’ils n’osent encore poser. Je vais vous dire, je vais vous raconter, vous avez le droit de savoir, puisque vous la voyez, je vous dois des explications, et des excuses aussi, si je vous ai fait peur, si elle vous a fait peur, c’est que je m’y suis habituée, moi, et je ne la vois pas comme vous la voyez, tandis que je comprends si bien votre horreur, votre fascination, et ce dégoût que vous tentez de réprimer, c’est à moi de me faire pardonner, vous n’aviez pas mérité ce spectacle et vous aviez raison, j’aurais pu faire en sorte de vous l’épargner. D’ailleurs, si vous ne voulez pas en entendre parler, je peux comprendre aussi, car je n’ai pas non plus à vous obliger à écouter Vous avez le droit de vous protéger, vous avez le droit de l’ignorer, vous avez le droit de ne pas vouloir vous sentir concerné. Je me tairai alors, et je ferai, comme vous le désirez, semblant moi aussi de ne pas vouloir y penser » (pp.10-11).

Suggestion d’écriture

Le roman d’Anne Godard traite d’un sujet douloureux, la chronique vous propose des pistes d’écriture (éventuellement) plus légères. Comme le précise la quatrième de couverture : « Magda a été gravement brûlée lorsqu’elle avait quelques mois. Elle ne se souvient pas de l’accident, mais sa mère en a noté les circonstances dans un carnet. Toute son enfance, les opérations, les pansements, les cures thermales se succèdent. Sa mère se consacre à elle, on lui dit qu’elle est bien soignée. En somme, elle a une chance folle. »

Le roman suggère plusieurs pistes d’écriture : notations sur le thème du corps de l’autre (le masque et ses conséquences, les cicatrices, les taches et décorations surprenantes) ; un inventaire des mots des autres sur les particularités ou décorations de son propre corps (comme le fait Anne Godard s’en prenant à la « légende familiale » de sa brûlure) ; et une dernière, que je vous propose d’explorer plus précisément : l’exploration de l’histoire de l’une de ces « marques ».

Choisissez-en une – ou inventez-la, rien ne vous obligeant à écrire un texte autobiographique.

Racontez son histoire comme à quelqu’un. À quelqu’un qui a vu cette marque, sans en connaître l’histoire, la signification secrète ? Ou à quelqu’un qui ne l’a pas encore vue ? Ou à un non-voyant ? Comment ? Est-ce que vous joignez une photo ? Un dessin ? Rien du tout ? Dans quelles circonstances ? Qu’est-ce que vous dites ? Vous n’avez besoin de donner aucune précision que vous ne souhaiteriez pas donner. Et surtout, sur quel ton ?

N’hésitez pas à y penser en lisant les premières pages d’Une chance folle. Le ton qui est le sien est violent, nauséeux, exaspéré, parce que l’enjeu est d’en finir, d’être débarrassée de ça. Peut-être, sans doute, aurez-vous envie de quelque chose de très différent : d’humour, ou de défense avec tourelles et meurtrières, ou d’autocélébration, ou de séduction viens-donc-la-voir-ma-marque-mon chéri, ou de fin de non-recevoir, etc. Voyez ce que vous devez faire pour que ça sonne juste.

Notez bien, surtout, que vous n’avez besoin de donner aucune précision que vous ne souhaiteriez pas donner sur la personne de l’auteur que vous êtes J

Lecture

Le roman

Le texte met en scène une jeune fille qui se sent incapable de savoir ce qu’elle a vécu enfant. Elle a eu un accident terrible quand elle était âgée de quelques mois. Seuls ont été prononcés, là-dessus, les mots de sa mère. Elle a dû vivre avec un corps meurtri, des opérations successives douloureuses et l’enfermement dans un cocon de mots qui n’étaient pas les siens. Tout l’équilibre familial a été perturbé par cet accident, si bien qu’il lui a fallu chercher sa manière propre de le raconter, pour sortir en quelque sorte de cette peau blessée, accepter son corps.

Le texte fait ressortir les sensations du corps blessé, qui rend tout douloureux, les soins comme les caresses, les regards souvent pénibles ou qui parfois, au contraire, la « tiennent ». Le récit qu’on se fait de sa propre vie ne nous appartient pas toujours : elle a dû se résoudre à écrire à la première personne, avec les risques impliqués, en démontant l’évidence factice de ce récit de soi, l’importance de ce qui se passe dans les échanges et qui n’est pas raconté, mais construit néanmoins notre intériorité. La difficulté, pour écrire ça, est de trouver le ton juste. Elle y est parvenue.

Lauteur

Anne Godard est à la fois universitaire et écrivaine. Née en 1971, elle vit à Paris. Son père était libraire, son grand-père Paul Hartmann éditeur. Elle a fait une thèse sur « les dialogues de la Renaissance », est maître de conférences à l’Université de la Sorbonne Nouvelle (responsable du département Français Langue Étrangère).

Elle a publié, avant Une Chance folle, des nouvelles et d’autres ouvrages, notamment un premier roman intitulé L’Inconsolable, Minuit 2006, Grand Prix RTL Lire. Elle dit alterner des périodes où elle éprouve la nécessité absolue d’écrire et des périodes assez longues où c’est impossible, notamment parce qu’une femme qui a un poste à responsabilités est constamment sur la brèche. Ses thèmes ne sont pas légers, mais l’écriture est forte. C’est de la littérature coup de poing à l’estomac (ce qu’on appelle un direct). Moi, ça m’a fait du bien.

A.A.

Alain ANDRÉ est l’auteur de romans, de fictions brèves et d’essais consacrés à l’écriture et aux ateliers. Son dernier essai (Devenir écrivain, Leduc.s, 2018), a été réédité avec un dossier de Nathalie Hegron consacré à l’autoédition numérique.

Il a pris l’initiative de créer Aleph-Écriture en 1985. Il conduit des ateliers ponctuels consacrés à des parutions récentes, des modules de la « Formation générale à l’écriture littéraire », un cycle consacré au genre romanesque, une résidence consacrée aux chantiers des participants et des stages. Ses stages du printemps et de l’été 2020 (« Nouvelle érotique », « Poésie contemporaine française » et « La mode, les fringues et moi ») sont proposés à distance, à l’aide du logiciel de télé-enseignement Teams. Découvrez l’agenda ici.