Bruno Hannart
Une cuisson lente et douce
Élodie et Emma entendent les klaxons dans la cour, et elles sortent accueillir le reste de la bande. Tout le monde s’embrasse, on reste un moment dehors à discuter joyeusement, et on rentre se mettre au chaud.
Pendant que les autres montent poser leurs bagages à l’étage, Élodie et Emma retournent dans la cuisine et commencent à déballer les provisions. Tom entre alors avec deux bouteilles de champagne, qu’il met au frais. Il échange quelques mots, et propose son aide. Emma, visiblement heureuse d’aller retrouver le groupe, lui laisse sa place et sort dans le salon.
– Tiens, tu vas préparer les légumes, dit Élodie. On a acheté de quoi faire un pot-au-feu. Ce matin avec Emma, après avoir fait un peu de nettoyage dans la maison, on est allées faire les La boucherie de la grand-rue est restée exactement la même. Et il y a toujours le marché du samedi matin, comme quand j’étais enfant et que je venais avec ma Mamie. J’ai tellement envie de refaire sa recette pour ce soir…Nos retrouvailles, dix ans après le lycée, c’est l’occasion idéale.
Tom s’installe à la grande table et commence à éplucher les carottes. Élodie se baisse vers son sac, et sort un vieux cahier qu’elle ouvre sur la table. La page jaunie est couverte d’une belle écriture à l’encre violette. Le titre, « Pot-au-feu », est encadré en rouge.
– Tu as vu, c’est son cahier. Quand Mamie habitait ici avec mon grand-père, je venais souvent et je faisais la cuisine avec elle. Elle m’expliquait tous ses tours de main. Un jour, quand j’ai été assez grande, elle m’a laissé apporter le pot-au-feu à table. La famille m’a fait un triomphe. Mamie me regardait en souriant, j’ai rarement été aussi fière.
Elle retire son pull et passe un tablier. Elle commence à découper la viande en gros morceaux. Paleron, plats-de-côtes, joues de bœuf. Tom lève les yeux et s’immobilise. Il observe les mains d’Élodie, remonte lentement vers les avant-bras ; il s’arrête sur la petite colombe tatouée au-dessus du poignet droit. Il s’attarde sur le buste et le cou, détaille le visage, le grain de la peau, les petites rides quand elle sourit…
– Ne coupe pas trop les carottes et les navets, ça va cuire longtemps. Et les patates, tu les tranches juste en Il faudra les garder dans un récipient plein d’eau froide, pour qu’elles ne noircissent pas.
Elle se retourne vers la cuisinière, met les morceaux de viande à revenir dans une sauteuse avec un peu d’huile. Tom se concentre pour éplucher les pommes de terre et les oignons, et pour aller nettoyer les poireaux dans l’évier. Mais son regard ne parvient pas à se détacher d’Élodie.
– Tu sais, à la fin, à l’EHPAD, Mamie gardait ce cahier de recettes dans sa table de La dernière fois que je suis allée la voir, on a passé l’après-midi à le feuilleter ensemble. Chaque recette faisait
remonter un cortège de souvenirs. C’était comme si on repassait le film de sa vie. Elle m’a offert le cahier et m’a demandé d’en faire bon usage. Elle est morte quelques jours après….
Élodie reste silencieuse un instant. Elle met les morceaux de viande dans un grand faitout, couvre d’eau et allume le gaz. Elle déglace le fond de la sauteuse avec un peu de vin blanc et verse le jus dans le faitout. Elle ajoute du sel. Puis elle se retourne vers la table. Pas plus que Tom, elle ne remarque qu’Emma a entrouvert la porte, mais qu’elle est restée dans le couloir à les observer.
– Mamie avait fait ce pot-au-feu, le jour où Maman leur a appris qu’elle était enceinte de Ensuite c’est devenu le plat traditionnel des grandes tablées familiales en hiver. J’ai passé tant de bons moments dans cette maison. Si je pouvais faire revivre un peu de leur affection…Regarde, elle mettait des notes dans la marge. Il faut envelopper le bouquet garni dans deux feuilles de vert de poireau.
Emma voit la main d’Élodie se tendre vers les poireaux, et les doigts de Tom, hésitants, s’approcher de cette main. Mais la main est déjà repartie, Élodie s’affaire à emballer le thym et le laurier.
– Ça évite que les aromates ne se dispersent. Ah oui, j’ai oublié l’oignon piqué avec deux clous de girofle ! Laisse, je m’en occupe.
Emma reste dans l’ombre, un sourire incrédule au visage. Élodie parle, elle virevolte entre la table, la cuisinière, et les placards, sans réaliser que Tom, interdit, la dévore du regard. Lui qui a toujours été le rêveur de la bande, perdu dans ses bouquins ou dans le carburateur de sa moto. Emma ne l’avait jamais vu lever les yeux sur une fille…
Tom se lève et s’approche derrière Élodie, qui surveille le faitout et retire régulièrement l’écume. Il ouvre la bouche. Aucun mot ne sort. Il avale sa salive. Il lève une main vers l’épaule d’Élodie, retire la main au dernier moment. Finalement, il reste derrière la jeune femme, les bras ballants, se déhanchant d’un pied sur l’autre.
En silence, Emma referme la porte et repart vers le salon.
– Bon, on écume encore une fois le bouillon, reprend Élodie. On va laisser mijoter la viande un bon moment. On mettra les légumes à cuire à la fin, avec les os à moelle. On va pouvoir rejoindre les autres. Tu peux faire un brin de vaisselle ? J’ai un peu chaud.
Elle enlève le tablier et sort. Il n’y a plus personne dans le salon. Son téléphone vibre trois fois dans sa poche. Trois messages d’Emma :
« Regarde Tom. Je crois qu’il a quelque chose à te dire »
« On va faire une promenade en forêt avec la bande, on vous laisse tous les deux »
« Ne fais pas bouillir. Laisse frémir. La cuisson doit être très lente et très douce « .
B.H.