Entre chien et loup
sur la plage à Trouville
le long d’un fil de lumière
elles marchent
sous le ciel d’étain
parmi les milliers d’empreintes
du sable tassé et froid
leur conversation ininterrompue
– un privilège –
arpente la plage dans un sens
puis dans l’autre
descendues dans le même hôtel
elles viennent de se rencontrer
L’une repart à Paris
dès le lendemain
l’autre a tout son temps
elle vient pour écrire en résidence
à la Maison de la Poésie de Normandie
loin d’avoir épuisé
sa source d’inspiration
elle a décidé de prolonger
son séjour à l’hôtel
J’aime les stations balnéaires hors saison.
Le vide propice à imaginer les histoires
qui se trament l’été sur cette plage.
Je viens ici pour trouer ma langue,
moi originaire des rivages méditerranéens.
Cette mer froide avec ses distances
m’ouvre un espace inattendu.
La rangée de réverbères
éclaire la plage d’une lumière crue
presque trop violente
pour leurs confidences
qui virent confessions
la vie improvise
on s’en souvient plus tard
en bande-son Miles Davis
Ascenseur pour l’échafaud
On devine qu’elles vont continuer
à se parler toute la soirée
toute la nuit peut-être
en déambulant sur le bord de mer
le temps est doux
à Trouville en mars
sans vent sans pluie non plus
l’horizon noir d’un côté
les façades Belle Epoque de l’autre
deux inconnues qui désirent
conjurer leur solitude
chacune va repartir
selon sa voie divergente
pour le moment elles se tiennent
l’une à côté de l’autre
devisent dans le même sens
essayant d’exprimer
l’insolite de l’instant
le long du ruban de lumière
traversant les ombres des poteaux
perpendicaires à la plage
le temps devient durée
des paroles adressées
l’une à l’autre
densité de chaque phrase
de chaque intonation
convocation des coïncidences
jamais il ne leur a semblé
parler si pleinement
elles parlent jusqu’à l’étourdissement
jusqu’à la fatigue extralucide
se dirigent alors vers le premier bar
commandent des verres de blanc
des cacahuètes
s’attablent à la dernière
crêperie ouverte
puis deux rues derrière
un piano bar où un Irish coffee
les réconfortent avant
qu’elles ne regagnent leur hôtel
heureuses et apaisées
elles seules conserveront
le souvenir de ce bain
de paroles hivernales
mémoire engrammée
d’une rencontre
inespérée