Valérie Gay-Aksoy : « La formation ‘roman’ donne des objectifs et des jalons dans le temps »

Alors que les prochaines sessions de formation financées par l’Afdas « Écrire un roman » avec Marianne Jaeglé, débutent les 20 et 27 janvier prochains, nous avons souhaité recueillir le témoignage de plusieurs participants. Aujourd’hui, Valérie Gay-Aksoy, traductrice d’Orhan Pamuk et d’Elif Şafak, nous raconte pourquoi elle a choisi de suivre cette formation.

L’Inventoire : Vous êtes traductrice du turc, et avez notamment traduit les livres de Orhan Pamuk. Très aguerrie au travail d’écriture, vous avez cependant tenu à suivre un cycle de formation « écrire un roman » à Aleph avec Marianne Jaeglé, pourquoi ?

Valérie GayAksoy : Le fil rouge dans ce cheminement, c’est bien sûr l’écrit. Le désir d’écriture est ce qui m’a conduite – tardivement – à devenir traductrice. Qu’il s’agisse d’un texte à faire passer d’une langue à l’autre ou d’une production personnelle, le matériau travaillé, ce sont des mots. Mais ce qui diffère au final dans ce processus, c’est la place occupée par la personne qui écrit. Le traducteur se glisse dans un texte préexistant ; il se rend poreux pour servir la parole et l’univers de quelqu’un d’autre. Et sa réussite réside le plus souvent dans l’effacement et l’invisibilité. Ce qui a d’ailleurs été une grande source de bonheur. Car j’aime travailler dans l’ombre et enfermée chez moi. Le métier de traductrice légitimait finalement ce que je pensais être un vilain défaut, et la construction massive de phrases au quotidien a contribué à forger mon esprit.

Après plus de quinze ans passés à traduire, avec passion et abnégation, des auteurs majeurs de la littérature turque, l’envie de revenir à un espace plus personnel s’est fait sentir.

Après plus de quinze ans passés à traduire, avec passion et abnégation, des auteurs majeurs de la littérature turque, l’envie de revenir à un espace plus personnel s’est fait sentir. Au cours d’un long processus, et à la faveur d’un creux dans mon activité, j’ai décidé de suivre un « cycle de formation roman » à Aleph avec Marianne Jaeglé. En m’engageant dans cet atelier, je souhaitais aussi me donner une échéance car, cette fois, j’étais non seulement l’exécutante mais la seule commanditaire du projet. M’aventurer dans l’écriture de mon propre roman impliquait aussi de sortir de ma zone de confort. Traduire, c’est avancer masqué. Écrire, c’est davantage s’exposer.

Aviez-vous un projet au préalable, ou l’avez-vous trouvé en suivant l’atelier ?

L’idée du projet existait avant mon inscription à l’atelier, c’était d’ailleurs une des conditions préalables pour y participer. Mais dans sa mise en œuvre, le projet initial s’est étoffé et affiné au fil des séances.

La pluralité des parcours et les regards croisés sur le travail de chacun offrent une efficace caisse de résonnance, qui sauve de l’immobilisme, de situations où l’on est à la fois ‘juge et partie’.

Quel a été l’impact des retours des autres participants ? Est-ce motivant d’avoir l’œil et l’écoute d’une petite communauté d’auteurs ?

J’ai beaucoup apprécié la dynamique collective des ateliers. La pluralité des parcours et les regards croisés sur le travail de chacun offrent une efficace caisse de résonance, qui sauve de l’immobilisme, de situations où l’on est à la fois ‘juge et partie’. On voit plus rapidement ce qui fonctionne ou pas. Cela aide à comprendre, de façon ‘plus objective’ et par l’exemple, les ressorts et les mécanismes internes d’un texte. Cela permet aussi de dédramatiser les difficultés auxquelles tout le monde se trouve confronté.

Le fait de travailler dans un temps imparti oblige à se lancer, à trouver des solutions que l’on peut exploiter par la suite. C’est un espace d’expérimentation, dans un cadre à la fois exigeant et bienveillant. Et voir évoluer les différents projets est particulièrement motivant.

 Que vous a apporté cet atelier ?

Copyright : Valérie Gay–Aksoy
Copyright : Valérie Gay–Aksoy

La première chose que m’a apportée l’atelier, c’est le plaisir de renouer avec ma créativité. La dynamique collective de travail offerte par ces rendez-vous d’écriture à date régulière donne des objectifs et des jalons dans le temps. J’y ai puisé de la confiance en moi, et la force de persévérer dans des projets personnels auxquels j’aurais tendance à ne pas donner la priorité, car plus intimes et moins soumis à obligations professionnelles.

Les consignes d’écriture proposées par Marianne Jaeglé à partir d’œuvres diverses étaient un bon moteur. Cela amenait les participants à changer de perspectives, à modifier les points de départ et d’arrivée, à envisager d’autres possibilités.

L’atelier m’a par ailleurs confortée dans mes acquis. À savoir : l’importance du travail et la dimension « artisanale » de l’écriture. L’importance de conjuguer les détails et la construction globale du roman, de chercher ses lignes de tension.

Est-ce que le fait d’être la traductrice d’Orhan Pamuk vous influence beaucoup dans votre écriture, comme cela a été le cas pour Murakami, traducteur de Raymond Carver ?

Orhan Pamuk est un auteur qui s’intéresse aux formes littéraires et aux structures du roman. J’apprécie ses réflexions et son érudition. Ce qui me touche aussi dans son écriture, c’est la finesse de l’observateur et le regard sensible du peintre. De même le thème du double, de la quête d’identité, de l’univers comme un monde de signes à décrypter… Celui de la ville, qui occupe également une place importante dans mon inspiration, ainsi que l’attention qu’il porte aux aspects concrets de la vie, aux détails techniques d’un métier et aux objets qui sont des vecteurs forts de caractérisation des personnages, des marqueurs sociologiques et historiques.

Ses livres abordent de vastes périodes historiques à travers des récits fictionnels nourris à parts égales d’imaginaire et de documentation. Ils sont très construits, très élaborés, impressionnants par leur ampleur et leur transversalité. Ces aspects de son œuvre m’intéressent énormément. J’en ai tiré des leçons. Et le roman sur lequel je travaille actuellement est en effet très « habité » par cet auteur et traite beaucoup de construction.

Les mots résultent des forces qui les sous-tendent. Et ce que j’ai dû chercher, c’est moins mes propres mots que mes propres chemins souterrains.

Avec tous ces mots des autres en vous, est-ce qu’il a été difficile de retrouver les vôtres ? Avez-vous choisi par exemple d’écrire des histoires très fictionnelles ou une histoire plus proche de votre propre vie ?

Vivre dans l’ombre et le rayonnement de grands auteurs est aussi fortifiant qu’intimidant. Le plus difficile et le plus long a été de m’autoriser à retrouver mes propres chemins d’écriture, sans préjuger de quoi que ce soit. Sans m’appuyer sur le brillant écrin et l’horizon ensoleillé d’une œuvre déjà éditée par un écrivain mondialement connu.

Mais ce que m’ont appris les constructions littéraires d’auteurs comme Orhan Pamuk, Elif Shafak ou Oya Baydar, ce à quoi m’a forcée la traduction en général, c’est à sentir au-delà du texte.

Ce processus, je l’avais expérimenté de manière très puissante lors d’un atelier d’écriture en Turquie. Écrire dans une langue autre que ma langue maternelle avait eu un effet particulièrement désinhibant. Et j’avais constaté que lorsque l’image de ce que je voulais exprimer se formait clairement dans mon esprit, les mots s’organisaient presque d’eux-mêmes. En moi, quelque chose écrivait, en faisant feu de tout bois.

Les mots résultent des forces qui les sous-tendent. Et ce que j’ai dû chercher, c’est moins mes propres mots que mes propres chemins souterrains. L’exercice assidu de la traduction m’a enrichie et « rompue », usée dans mes résistances.

Avant de devenir traductrice, j’écrivais. Je remplissais des tas de carnets pour dire que je n’arrivais pas à écrire. Les écrivains, c’étaient les autres, sûrement pas moi. C’est presque par dépit que j’ai changé de langue et cherché des racines ailleurs que dans ma langue maternelle. Ce qui n’a fait que m’y ramener au plus près. C’est ce dont j’ai envie de parler aujourd’hui. De ces voyages en terres intérieures interdites. En assumant la part autobiographique.

Avez-vous pu avancer depuis cette formation sur votre roman, et l’avez-vous terminé/envoyé ? Quelques mots sur l’histoire peut-être, ou le style de celui-ci ?

C’est l’histoire d’une traductrice qui se trouve confrontée à un chantier de surélévation dans son immeuble, et d’une mobilisation sociale face à la pression urbaine. Mais d’autres thèmes s’enchevêtrent : la sédentarité et le mouvement, le réel et la fiction, la logique et la folie, la musique et la rhétorique, la littérature et le bâtiment… Il y a des correspondances entre différents niveaux…  Du plus terre à terre au plus spirituel, du plus manifeste au plus invisible… D’où des jeux fréquents sur la polysémie, pour souligner l’équivoque, le trouble…

La première partie est terminée. Ce qui représente un tiers du roman. Le deuxième tiers est à retravailler et un tiers reste à rédiger. Ce qui a beaucoup avancé depuis la fin de l’atelier, c’est l’intériorité des personnages et les situations se sont précisées.

Concernant le rythme général de rédaction, il est bien sûr impacté par les conditions matérielles de la vie, pas toujours favorables à l’écriture… Pour garder le cap, nous nous retrouvons avec un petit groupe d’anciens participants une fois par mois. Cela permet d’avancer.

DP

Valérie Gay-Aksoy est traductrice du turc. Elle a notamment traduit les livres de Orhan Pamuk et d’Elif Safak. Depuis 2004, elle est également assistante d’émission sur TV5 Monde. Pour aller plus loin : interview sur son parcours de traductrice.

Marianne Jaeglé animera la formation « Ecrire un roman » prise en charge à 100 % par l’AFDAS pour les artistes-auteurs, du 20 janvier au 4 mai 2024. Une seconde session démarrera le 27 janvier, à distance.