Paul Auster ou l’universalité d’un autoportrait, par Georgia Makhlouf

Paul Auster est mort hier à New-York à 77 ans, dans sa maison de Brooklyn. Pour lui rendre hommage, nous re-publions l’entretien réalisé par Georgia Makhlouf, journaliste et romancière, paru dans l’Orient Littéraire et dans L’Inventoire en 2013, à l’occasion de la parution de Chronique d’hiver. Ce livre entamait un nouveau cycle, plus personnel, de son oeuvre.

Médicis étranger pour Léviathan en 1993, prix Prince des Asturies en 2006 pour l’ensemble de son oeuvre, Paul Auster, figure majeure de la littérature américaine contemporaine, est membre de l’American Academy of Arts and Letters. Chronique d’hiver est un autoportrait, un journal mélancolique et méditatif sur la fuite du temps et l’aventure de l’existence, une chronique des lieux, des rencontres et des émotions qui ont marqué son itinéraire personnel. Chronique d’hiver est publié chez Actes Sud tout comme l’ensemble de son œuvre.

Entretien réalisé et traduit de l’anglais par Georgia Makhlouf

Paul Auster nous a reçu dans sa maison de Park Slope à Brooklyn. Il y vit depuis très longtemps en compagnie de Siri Hustvedt, et il forme avec elle depuis trente ans, un couple amoureux et soudé où l’échange intellectuel a une grande place et où chacun est le lecteur privilégié de l’autre. Dans une pièce à la belle lumière, où les murs sont couverts de livres et où de grandes baies vitrées donnent sur le calme de la rue, il a répondu à nos questions avec courtoisie et élégance, se livrant avec retenue au détour d’un silence ou d’une hésitation, mais toujours avec sincérité. Ce n’est pas sans émotion qu’on interroge un romancier si célèbre, dont les livres nous ont passionnés et ravis depuis de si nombreuses années, et nous ont aussi parfois laissés sur notre faim, sans doute parce que forte était l’attente que le brio de ses très grands romans avait suscitée en nous. Entretien tout en nuances et invitation à une méditation sur ce qui fait notre humanité partagée.

Georgia Makhlouf : Vos romans ont souvent puisé dans des matériaux d’inspiration autobiographique, et l’on trouve dans plusieurs de vos ouvrages des jeux sur l’identité et/ou les noms de vos personnages. Cette « Chronique d’hiver », est-ce vraiment une autobiographie classique ?

Paul Auster : Oui, bien sûr ! Tout ici est vrai de vrai, l’invention n’y a aucune part. L’autobiographie suppose que l’on fasse un pacte avec le lecteur et que l’on s’engage à dire la vérité ; j’ai donc fait de mon mieux, même si certains souvenirs ont pu se modifier avec le temps. La veine purement  autobiographique est présente dans mon œuvre depuis le début avec des textes tels que « L’invention de la solitude » ou « Le carnet rouge », et j’ai le souci d’écrire à partir de ma propre vie en variant les perspectives. Je suis d’ailleurs en train d’achever un deuxième volume qui formera comme un diptyque avec celui-là. S’il s’agissait essentiellement ici d’écrire sur le corps et les sensations physiques, le deuxième volume adoptera un point de vue plus intérieur et se centrera sur l’histoire de mes aventures morales, spirituelles et intellectuelles. J’aime ainsi reprendre un même matériau et le regarder d’un autre angle, complètement différent. Passer par exemple d’un récit à la première personne au récit à la troisième personne. La saveur du texte est différente chaque fois. Cela dit, cette « Chronique d’hiver » n’est tout de même pas une autobiographie classique. Je l’envisage plutôt comme un long poème composé de fragments et qui, en musique, serait l’équivalent d’une fugue.

Justement, pourquoi avoir choisi comme fil conducteur le thème du corps, un corps par ailleurs souvent vulnérable, puisque les atteintes physiques, les accidents et la maladie y sont très présents ? 

La chose étrange, alors que je viens de vous dire que j’ai souvent utilisé le matériau autobiographique dans mes écrits, c’est que je ne m’intéresse pas vraiment à ma propre vie. Il m’intéresse en revanche de m’interroger sur ce que cela veut dire d’être vivant, sur ce qui fait de nous des humains. C’est donc à ce qui nous est commun en tant qu’êtres humains que j’ai voulu m’intéresser. Je traite de moi-même comme si j’étais n’importe quel autre, je travaille sur ce que nous avons tous en partage. En cela, on peut dire que ce texte est une méditation autobiographique plus qu’une autobiographie au sens strict.

Et quant à votre focalisation sur les vulnérabilités, les fragilités du corps ?

Il me semble que les plaisirs sont présents autant que le sont les douleurs. J’évoque par exemple la pratique des sports, l’alimentation, les expériences sexuelles, que ce soit celles des débuts qui sont forcément maladroites ou celles qui sont plus tardives, évidemment plus satisfaisantes. Mais aucun être humain ne traverse la vie sans souffrir : les maladies, les blessures qui laissent des cicatrices, tout cela fait partie des confrontations parfois brutales entre nous mêmes et le monde matériel.

Vous écrivez « Ton corps a toujours su ce que ton esprit ignorait ». Percevez-vous votre corps comme votre allié ?  

Mon corps est tout à la fois mon meilleur ami et mon ennemi. On retrouve là le dualisme corps/esprit auquel il est difficile d’échapper. En réalité les deux sont absolument liés et on ne peut opposer le corps et l’esprit. Mais comme le dit Siri, ma femme, chaque personne malade est confrontée à cette dualité, parce qu’elle perçoit que son corps la trahit. C’est comme si ce qui nous arrivait dans ces moments-là ne concernait que notre corps et non le reste de nous-même, comme si la maladie était assimilée à une invasion d’ étrangers, d’ « aliens » ; alors que quand on est en bonne santé, corps et esprit sont parfaitement intégrés.

Vous affirmez que l’écriture commence dans le corps ; vous écrivez même qu’elle serait comme la musique du corps, que vos écrits commencent toujours ainsi, par une musique que vous portez en vous de telle sorte que la musicalité précède le sens.

La musique a en effet une importance considérable pour moi. Pour Siri, l’autre expression artistique qui occupe une grande place est la peinture, les arts visuels en général. Elle écrit souvent à ce propos, y compris dans ses textes de fiction. Pour ma part, je suis un excellent auditeur, j’ai une très bonne oreille. Notre fille est devenue musicienne et cela ne me surprend pas. J’ai commencé ma vie d’écrivain par l’écriture poétique et la traduction de poètes français. La question du rythme et des sonorités a donc toujours été centrale pour moi et j’envisage l’écriture comme une forme inférieure de danse. D’ailleurs je marche beaucoup quand j’écris. Marcher m’aide à trouver le rythme qui conviendra à mon texte. Ainsi pour moi, écrire n’est pas seulement une activité mentale mais une expérience tout à la fois physique et intellectuelle. Je cite souvent ces lignes du poète russe Mandelstam : « Je me demande combien de paires de sandales Dante a usées en travaillant sur la Commedia ». C’est que la poésie de Dante a le rythme de la marche.

Vous écrivez que vous êtes un individu imparfait et blessé, quelqu’un qui porte en lui comme une blessure originelle, sans quoi vous n’auriez pas passé autant de temps à écrire. Vous sous-entendez donc que l’écriture est associée pour vous à de la souffrance. Est-ce vrai ? Est-ce encore vrai aujourd’hui après tant de livres et tant de succès ?

Je crois vraiment que tous les artistes sont des gens blessés. Les gens en bonne santé n’ont pas besoin de produire des œuvres d’art, la vie leur suffit. Il leur suffit d’être en harmonie avec leurs amis, leurs occupations, leur famille. L’art est toujours enraciné dans le besoin de compenser une blessure si ancienne qu’il est impossible d’en retrouver l’origine, d’en remonter le cours. Je cite souvent ce mot de l’écrivain américain Red Smith qui disait : « Ecrire ?  C’est très facile. Il suffit de s’asseoir devant sa machine à écrire et de s’ouvrir une veine ! »

Ecrire est parfois très douloureux ; ce n’est pas systématique, mais c’est parfois très difficile parce qu’on explore des choses qui ne sont pas forcément agréables. Et c’est encore le cas pour moi aujourd’hui. Je n’ai rien appris. Avec chaque livre, c’est comme si j’étais à nouveau débutant. Je dois réapprendre comment faire et j’ai peur de ne pas y arriver. Il n’y a pas de formule magique. Il n’existe pas de zone de confort dans laquelle je m’installe pour écrire. Mais c’est précisément la peur qui rend le processus intéressant. La seule chose que j’ai apprise, c’est que dans chaque projet, il y a des moments où on se sent coincé, perdu. Ces moments de confusion me mettaient dans un état de panique par le passé, alors que maintenant, je parviens à rester calme. Je me dis : « Ok, tu as des problèmes, mais sois patient. Si ton livre répond à une nécessité, alors une solution va émerger ». C’est comme si le livre existait en dehors de moi. Siri a posé la question de savoir pourquoi, alors qu’on est théoriquement libre d’écrire n’importe quel livre sur n’importe quel sujet, on écrit précisément ces livres-là ? Il n’y a évidemment pas de réponse à cela, mais la question n’en mérite pas moins d’être posée.

Dans votre dernier livre, vous entreprenez comme un inventaire des lieux  où vous avez habité. Cela fait-il écho, puisque vous connaissez bien la littérature française, aux écrits de Georges Perec qui se proposait de réaliser un inventaire exhaustif des lieux où il avait dormi, tentant en outre de se les remémorer avec la plus grande précision ?

Perec est un écrivain merveilleux que je connais et apprécie beaucoup. Mais il me semble que mon approche est différente. D’une part, je n’ai pas du tout recherché l’exhaustivité ; d’autre part, il se trouve que la mémoire a besoin de lieux où se fixer, que son fonctionnement est essentiellement géographique. Procéder ainsi que je l’ai fait, en dressant la liste des lieux où j’avais habité, a fait émerger du brouillard des choses tout à fait oubliées. Parcourir ces appartements, ces maisons, ces chambres, par la pensée a fonctionné comme un moyen mnémotechnique, et des souvenirs enfouis sont remontés à la surface.

On vous a souvent demandé, écrivez-vous, si vous étiez pakistanais, grec, italien ou libanais. Vous avez donc décidé d’embrasser en vous toutes les races et les civilisations. Est-ce juste une position morale ? Il ne me semble pas que dans vos livres, vous ayez exploré ces autres « identités ».

C’est en effet une position essentiellement morale que de décider ainsi que je suis tout le monde, d’englober en moi toutes les civilisations afin d’être plus librement moi-même. Je trouve que le racisme est un poison pernicieux et que les appartenances religieuses crispées et closes sur elles-mêmes engendrent de la haine. Alors que si on accepte les différences comme faisant partie de soi, la haine vous quitte. Par ailleurs, j’écris seulement sur ce que je connais le mieux,  sur ce qui a été et continue d’être ma vie : l’Amérique, la culture américaine, New York, Brooklyn… Quant à mon identité juive, elle n’a pas pour moi le poids qu’elle a pu avoir pour les écrivains de la génération précédente tels que Philip Roth ou Saul Bellow qui sont obsédés par leurs racines juives. Je ne suis pas religieux du tout et si je suis attaché à ce pan de mon histoire familiale, je n’ai aucune pratique religieuse ni aucun intérêt pour les religions organisées quelles qu’elles soient.

Vous avez écrit un essai sur Beckett, un écrivain qui a compté pour vous. Vous y avez commenté sa décision d’écrire en français parce qu’il souhaitait combattre ses aptitudes, ses facilités. N’avez-vous jamais été tenté d’écrire en français, vous qui connaissez si bien cette langue ?

Je crois que Beckett a pris la décision d’écrire en français pour la raison que vous mentionnez mais aussi parce que le fantôme de James Joyce pesait trop lourdement sur ses épaules et qu’il avait besoin de s’en défaire.  Pour ma part, j’ai retrouvé récemment des lettres que j’avais écrites en français à l’âge de 20 ans et j’étais surpris de les trouver bien écrites. Mais je n’ai pas le désir d’écrire à nouveau en français. J’aime trop l’anglais.

Pourtant, vous avez commencé votre vie littéraire par la traduction, et en particulier d’auteurs français.

Oui, c’est vrai. Lorsque j’ai découvert ces auteurs, il me plaisait d’entendre dans leurs textes une voix très différente de celles que je connaissais dans la littérature anglaise. Quant à la traduction, cela vient de quelque chose de plus personnel, de familial dirons-nous, puisque ma tante maternelle était mariée à un grand traducteur, un homme formidable qui avait traduit Homère, Dante et Virgile. Il a été mon mentor, mon professeur. Il m’a incité, alors que j’étais encore un très jeune écrivain, à mettre mes pas dans les pas d’autres écrivains et à me former à l’écriture par la traduction. Cela a été un exercice formidable qui m’a apporté beaucoup de plaisir. Je ne l’aurais sans doute pas fait sans son encouragement.

Vous avez en France un lectorat important et vous vous y rendez fréquemment. Avez-vous l’impression que vos ouvrages reçoivent là-bas un accueil différent de celui qu’ils reçoivent ici ?

Je ne sais pas vraiment, mais ce que je perçois, c’est que malgré les changements qui ont affecté la France, les livres sont davantage respectés là-bas qu’ici. Les écrivains sont des marginaux aux USA et les gens ici tirent fierté de ce qu’ils ne lisent pas de livres. Il me semble que c’est l’inverse en France. Les écrivains suscitent de l’admiration et les Français adorent les livres et sont fiers de dire qu’ils lisent. Il y a aux USA une importante culture anti-intellectuelle.

Vous n’aimez pas relire vos livres, dites-vous, et quand vous en avez terminé un, il vous arrive d’éprouver une immense déception, voire du dégoût. Pourquoi cela ?  

Vous avez cité Beckett tout à l’heure. Et bien Beckett détestait ses écrits, ça le rendait malade. Je ne ressens pas cela tout le temps, mais oui, j’ai un sentiment d’échec assez récurrent. J’ai du mal à accepter que tant d’efforts ont abouti à si peu de choses. Ce n’est pas totalement négatif puisque c’est aussi cela qui vous pousse à recommencer, à écrire d’autres livres. On espère faire mieux la fois suivante.

Le thème du hasard a occupé une place importante dans vos romans. Pouvez-vous commenter l’importance de cette thématique pour vous ?

Oui, c’est vrai et c’est un thème sur lequel peu d’autres ont écrit. Il me semble avoir moi-même vécu une vie où tant de choses étranges me sont arrivées, où le hasard a joué un rôle important. Nous avons des projets, des rêves, des ambitions, mais il y a des accidents, des forces extérieures qui interviennent, et il nous faut regarder cela, qui fait partie de notre humaine condition. Un accident, c’est sur le plan philosophique, quelque chose qui n’est pas essentiel, qui se rajoute à l’essence sans la modifier. Je raconte dans mon dernier livre cet événement qui m’a tant marqué à 14 ans, lorsque je me suis trouvé tout à côté d’un de mes camarades qui a été frappé par la foudre et qui en est mort. Cela aurait pu m’arriver à moi. A partir de ce moment-là, j’ai perçu le monde comme un lieu incertain, où l’on n’est jamais sûr que le sol où l’on pose les pieds ne va pas se dérober. Plus récemment, quelques jours après le passage de l’ouragan Sandy, des amis à nous qui habitent à deux pas d’ici sont sortis promener leur chien et un arbre qui avait été fragilisé par la tempête s’est écrasé sur eux. Donc oui, il faut penser l’accident, la chance, le hasard.

Vous terminez votre livre en écrivant : « Une porte s’est refermée. Une autre porte s’est ouverte. Tu es entré dans l’hiver de ta vie ».

Je ne sais pas d’où me viennent mes livres. Ils naissent dans mon inconscient et écrire, c’est comme trouver son chemin dans l’obscurité. L’idée de saison qui a donné son titre à mon livre et que je reprends dans cette phrase, a plusieurs explications : d’une part, j’ai écrit ce livre en hiver, mais d’autre part, il faut y voir un écho au « Voyage d’hiver » de Schubert qui est sans doute son plus beau cycle de lieder, composé un an avant sa mort. On peut penser que de zéro à vingt ans, nous traversons le printemps de notre vie ; de vingt à quarante ans, c’est l’été ; entre quarante et soixante ans, nous sommes en automne. Et à partir de soixante ans, nous entrons dans l’hiver et nous ne savons rien de sa durée.

Chronique d’hiver (Actes Sud).

G.M.

Cet entretien a été réalisé par Georgia Makhlouf. Il est paru une première fois en mai 2013 dans l’Orient Littéraire. Georgia Makhlouf, écrivaine et critique littéraire libanaise est aussi l’auteure, chez Rivages, du roman « Les Absents » (Prix Leopold Sedar Senghor, 2014).

Georgia Makhlouf a suivi les ateliers d’écriture Élisabeth Bing et ceux d’Aleph-Écriture, à Beyrouth, elle a fondé la première association d’ateliers d’écriture libanaise, Kitabat, qui tente de transmettre l’amour du livre et de l’écriture aussi bien en français qu’en anglais et en arabe.

L’Orient Littéraire est le supplément littéraire mensuel du quotidien francophone Libanais L’Orient-Le Jour. L’Orient Littéraire est publié en version papier (le 1er Jeudi du mois) et en ligne.

Pour en savoir plus: L’Orient Le Jour est un Quotidien indépendant, né le 1er septembre 1970 de la fusion des deux journaux L’Orient (fondé à Beyrouth en 1923, par Gabriel Khabbaz et Georges Naccache) et Le Jour (fondé en 1935, par Michel Chiha), qui a ouvert ses colonnes aux plus prestigieux penseurs, chroniqueurs, écrivains et journalistes du Liban moderne.