Laurence Hugues : « Le vrai trésor c’était les carnets de Marie »

Comment travailler à partir de carnets ? Michèle Cléach a interrogé Laurence Hugues pour revenir sur  la genèse d’un travail de création autour d’un livre rassemblant textes et images « Pas vu Maurice, chroniques de l’infraordinaire » (paru aux Editions Créaphis).

Pas vu Maurice, c’est un objet littéraire parfaitement identifié : un texte de Laurence Hugues (et de Marie) et des photos de Claude Benoit à La Guillaume. Publié aux éditions Creaphis, il tient dans une seule main. Il raconte, à travers ses carnets, la vie de Marie dans sa maison du Forez, pas loin de Noirétable, il raconte la vie du village quand la narratrice était enfant et la vie d’aujourd’hui. Il donne à voir des pages des carnets de Marie, les paysages et quelques « motifs » de sa vie et à la voix de Marie se mêle la voix de l’auteure qui, depuis l’installation de sa mère dans le Forez dans le mouvement du retour à la terre des années 70, a été la voisine de Marie. Laurence Hugues en a fait une lecture à la Maison de la poésie le 5 décembre dernier. La lecture de « Pas vu Maurice » nous a donné envie d’aller à la rencontre de Laurence Hugues.

Michèle Cléach : Comment est né « Pas vu Maurice » ?

Laurence Hugues : J’ai une maison dans ce hameau du Forez où habitait Marie. C’est la maison de mon arrière-grand-père dans laquelle je suis revenue vivre avec ma mère après le divorce de mes parents. J’y ai vécu jusqu’à ce que je parte faire mes études et j’y suis toujours revenue très régulièrement. Marie était notre voisine.

Rien n’avait bougé dans sa maison depuis qu’elle était partie en maison de retraite. Le nouveau propriétaire y a trouvé beaucoup de choses (voir l’inventaire au début du livre), Marie ne jetait rien.

Et il y avait aussi un coffre-fort dont la clé était perdue. L’acte de vente stipulait que le coffre-fort restait la propriété des héritiers, ils espéraient le moment venu y trouver un trésor, mais quand on a pu l’ouvrir, il était vide. En revanche, le vrai trésor, c’étaient les carnets de Marie.

Un jour mon nouveau voisin est arrivé chez moi avec le carnet de l’année 2000, il y avait trois lignes qui donnait à voir, depuis sa fenêtre, une rupture, qui m’a ramenée 15 ans en arrière :

Laurence arrivée avec un copain, repartie seule. Laissé lumière allumée dans la salle de bains.

J’ai lu les carnets en totalité, j’ai pris des notes, ça m’a pris deux étés. Il y en avait dix-sept depuis 1984, elle écrivait aussi sur les manchons des journaux et des magazines, sur des feuilles volantes. Marie racontait quelque chose qui avait disparu. Elle a vécu la fin d’un monde.

Marie raconte sa vie et la vie du hameau dans leur cycle annuel. Elle n’y parle que de travail, pas d’intime, de l’infraordinaire comme dit Georges Perec.

Même les événements le plus graves sont notés de la même façon que le raccommodage des vêtements, la confection des confitures ou, la mort du frère dans la neige, celle de son mari :

Son rapport à la vie, c’est le rapport au labeur. Cela m’a rappelé les Lettres à sa mère d’Hölderlin, le spectacle sur lequel j’avais travaillé en 1994, qui donnait à voir, comme dans les carnets de Marie, le passage du temps dans la répétition, les rituels du quotidien et des saisons. Les carnets de Marie, c’est aussi une histoire d’isolement, une histoire de la solitude.

Nanou soins intensifs. Plus quitter. Nanou mort depuis 6h1/2. Gelée blanche. 

Michèle Cléach : Et une fois que vous aviez lu tous les carnets, qu’est-ce qui s’est passé ?

Laurence Hugues : J’ai trouvé que l’écriture de ces carnets était très contemporaine : des listes, fait feu chat bois, pas de ponctuation, d’articles. J’ai eu envie d’éditer des morceaux, de dire ces carnets au théâtre. Le 14 mai dernier, j’ai d’ailleurs fait une lecture intégrale de l’agenda 2000 à la Cité internationale des arts.

Et puis j’ai eu envie d’écrire à partir de ces carnets, d’y mêler mon écriture, mais par quel bout les prendre ? Les textes sont très puissants en eux-mêmes. La matière aussi était abondante, en vieillissant, moins Marie fait, plus elle écrit. J’ai repéré des motifs dans ces carnets, des répétitions quant aux travaux quotidiens de Marie. J’ai eu l’idée d’écrire à partir de certains de ces motifs, d’écrire ce dont je me souvenais sur ces motifs, de donner un autre point de vue en quelque sorte, de faire un texte qui soit un dialogue à deux voix, la sienne et la mienne comme un contrepoint, un contrepied. Le dialogue de deux femmes de générations différentes. J’ai voulu, comme les vêtements rapiécés de Marie, coudre ensemble, de l’intime, du sensible, de la poésie, du point de vue « documentaire ». A partir du moment où j’ai trouvé la forme je suis revenue écrire dans ma maison une semaine par mois pendant trois ou quatre mois.

Michèle Cléach : Il y a eu des présentations des photos, des lectures à Noirétable. Quel accueil a reçu le livre ?

Laurence Hugues : Le livre a reçu un très bon accueil. Le frère de Maurice est venu à une lecture. Il y a eu de belles rencontres, le livre fait parler. Les carnets de Marie, et Pas vu Maurice, c’est aussi l’histoire d’un lieu, d’un hameau qui a failli mourir, il a été laissé à l’abandon. Dans les années 70 des familles sont venues ou revenues s’y installer, à un moment nous étions une soixantaine, puis le hameau s’est vidé. J’y ai été seule… aujourd’hui c’est fluctuant.

Michèle Cléach

Laurence Hugues, écrivaine et cinéaste, auteure de plusieurs films documentaires et vidéo-poèmes. Son travail a été notamment présenté aux festivals de Vic-le-Comte, Lodz (Pologne), Instants vidéos (Marseille), Sadho (Inde), au Théâtre Vidy-Lausanne. Elle a collaboré au théâtre avec François Chattot pour Hölderlin, lettres à sa mère (MC Bobigny). Ses textes ont été publié

Elle a publié dans la revue Rue Saint Ambroise, à trois reprises, et en 2017, dans un ouvrage collectif de poésie, Images of war, paru chez Bonniers Konsthall, Stockholm.

Si vous en souhaitez débuter vous-mêmes un « carnet », voici le stage animé par Catherine Berthelard :

« Noter les petits et grands événements de la vie, choses vues, choses entendues, instants épinglés au vol. Chercher le mot juste pour dire l’émotion d’un regard, capter l’infime. Vous explorez les formes puisées dans la poétique du quotidien et découvrez la lisière ténue entre journal intime et pratiques vagabondes du carnet. » Stage Aleph : Carnets du 22 Mar. 2021 au 25 Mar. 2021 à Paris (4 j. – 24 h.)