Elodie Soranel
Se faire des idées
Agathe pousse la porte du café et le carillon chantonne. Elle rentre la tête dans les épaules. L’étudiante déteste attirer l’attention. Mais elle se fait des idées. L’endroit est quasi désert en ce jeudi après-midi.
— Bienvenue !
Linh l’accueille avec son accent chantant et le cœur d’Agathe fait un bond dans sa poitrine. Elle répond par un signe de la main en s’efforçant de ne pas sourire trop fort.
Agathe s’assoit à sa table habituelle. Celle qui fait l’angle. Celle depuis laquelle on peut à la fois observer le mouvement des passants à travers la vitre, et l’arrière du comptoir où Linh prépare le café. Agathe jette un coup d’œil dans sa direction. Elle se répète ce qu’elle se dit chaque jeudi après-midi depuis maintenant six mois : Linh est belle. D’une beauté sauvage, libérée, assumée. Avec son pantalon large noir, son bustier fleuri et ses lèvres rouge vif, la jeune femme rayonne. Alors qu’Agathe, avec son chemisier bien repassé et sa queue de cheval basse, tient plutôt du ciel gris.
Leurs regards s’accrochent. Agathe fond. Linh a de magnifiques yeux noirs qu’une ligne de khôl semble étirer à l’infini.
— Ça va ? lui demande-t-elle. Je te sers comme d’habitude ?
L’étudiante souffle un « oui, merci » à peine audible. C’est toujours ainsi. La peur de se ridiculiser l’empêche de s’exprimer.
Ne pas trop sourire, ne pas trop parler. Être discrète, invisible. C’est la vie que mène Agathe. Éternel ciel gris.
La jeune femme a emménagé à Paris il y a six mois pour son master en lettres et humanités. Mais Agathe déteste ses études. Elle déteste Paris. Et elle déteste encore plus les Parisiens qui lui font sentir à quel point elle est inférieure, elle, la petite provinciale. C’est tout juste s’ils ne l’appellent pas « la bouseuse » sur les bancs de l’amphithéâtre. Pas tous, bien sûr. Mais Agathe et ses angoisses n’entendent que ceux-là.
Le seul endroit où elle se sent bien, c’est ici, au café de Linh. Un petit bout du Vietnam au cœur de la capitale, avec sa carte exotique et ses paysages de rizières épinglés aux murs. Comme elle, Linh n’est pas d’ici. Elles partagent toutes deux le sentiment d’être une étrangère à Paris. C’est peut-être pour cette raison qu’Agathe se sent si bien en sa compagnie.
— Et voilà !
Linh dépose son ca phe sua da, un café noir au lait concentré glacé, au centre de la petite table en bois vernis, accompagné d’une coupelle de graines de tournesol bien remplie. La jeune femme est si proche. Le cœur de l’étudiante s’emballe. Un véritable concert de percussions se joue sous ses côtes.
Agathe aimerait fermer les yeux pour mieux apprécier le délicat parfum floral qui lui chatouille les narines. Pourtant, elle ne peut détacher son regard du fin ruban de peau, dévoilé lorsque Linh s’est penchée sur elle, relevant son bustier au niveau du ventre. Hypnotisée, Agathe suit des yeux les lignes abdominales qui disparaissent sous le tissu. C’est là qu’elle aperçoit un début de tatouage qu’elle n’avait jamais vu auparavant. Des lignes, non, plutôt des coups de pinceau à l’encre noire tracés sur la peau veloutée. Elle s’imagine en suivre les contours, glisser ses doigts sur la hanche fine…
— Tu bosses sur quoi aujourd’hui ?
Linh lui désigne son écran d’ordinateur du menton. Agathe déglutit, rougit, bégaye. Elle a encore les images de son fantasme gravées sur la rétine.
— Une étude de cas en sociologie…
Agathe déteste ce cours. C’est comme un rappel constant qu’elle ne pourra jamais s’élever dans la société.
— Bon courage ! Appelle-moi si tu as besoin de quelque chose.
Linh se redresse, lui sourit et s’éloigne en emportant son parfum et, par la même occasion, la chaleur qu’elle a fait naître au creux du ventre d’Agathe.
L’étudiante se sent pathétique. Elle aimerait avoir le courage de faire le premier pas, mais sa timidité la tétanise.
C’est la première fois qu’elle désire une femme. Au début, elle pensait que ce qu’elle ressentait était juste de l’admiration. Comme on se retrouve subjugué par une œuvre d’art. Mais quand Linh lui a souri pour la première fois, l’air lui a manqué. Alors, Agathe est revenue le jeudi suivant. Et celui d’après.
Cela fait maintenant six mois, et ce jeudi sera le dernier. Agathe abandonne son master. Elle retourne dans sa campagne, auprès de ses parents. Là où est sa place, d’après son cours de sociologie.
Elle aurait aimé que ce dernier rendez-vous compte, mais son cerveau ne cesse de lui trouver des excuses : « Vous ne vous reverrez jamais, alors à quoi bon ? » Et puis, comment savoir si cette attirance est réciproque ? Elle se fait sûrement des idées.
Agathe lève les yeux et aperçoit Linh qui effleure du bout des doigts son percolateur. Comme si elle le caressait. Agathe crève d’envie d’être à la place de la machine à café, d’être touchée, caressée, embrassée… Elle en rêve la nuit.
Elle doit tenter quelque chose !
Dans un sursaut de courage, l’étudiante se lève. Au même instant, le carillon retentit. Un petit garçon sautille jusqu’à Linh et se jette dans ses bras. Agathe se décompose.
Linh est maman…
Derrière l’enfant, un homme s’approche et l’étreint à son tour. Agathe détourne le regard. Elle ne veut pas être témoin de ses propres désillusions.
Elle débranche son ordinateur, termine son verre d’un trait, se glace la gorge au passage, et quitte le café. Ses adieux sont silencieux.
Contrairement au carillon.
Quand Linh lève les yeux au tintement, elle voit Agathe disparaitre. Elle se demande quelle mouche l’a piquée. Elle repose son neveu sur le sol et se dirige vers la table délaissée. La coupelle de graines n’a même pas été entamée. Agathe n’a donc pas pu remarquer le petit bout de papier sur lequel Linh a écrit son numéro de téléphone tout au fond. La jeune femme sentait bien qu’elle troublait l’étudiante, mais que cette dernière était trop timide pour faire le premier pas. Alors, elle a pensé à cette méthode discrète, à l’image d’Agathe, pour l’aborder en douceur.
Tant pis. Linh tentera une autre approche jeudi prochain.
L.S.