Vos textes « Un instant dans la vie » (1/2)

Lancé le 28 mai dernier, il est temps de vous annoncer les résultats de notre atelier d’écriture live gratuit autour du  dernier livre de Marianne Jaeglé « Un instant dans la vie de Léonard de Vinci et autres histoires ». Vous aviez jusqu’au 8 juin pour nous envoyer  vos textes, et voici le nom des gagnants.
Isabelle d’Arthuys : Un instant dans la vie de Tintin, Monique Laucournet : Un instant dans la vie de Pina Bausch, Myriam Monfront : La cabine de bain, Marie-Anne Royfri : Un instant dans la vie de Jeanne  Moreau, et Joëlle Vittone : Un instant dans la vie de Jack London.

Nous vous remercions de votre belle participation à cet atelier Aleph exceptionnel… en attendant de vous retrouver pour notre prochain concours estival de nouvelles début  juillet en visio sur notre plateforme !

Joëlle Vittone

Un instant dans la vie de Jack London

Il a les yeux transparents comme le glacier du col de Chilcoot. Saleté de col, le blizzard, même en plein mois d’août. On était des milliers. En file à monter dans cet enfer glacé. Une chaîne au flanc de la montagne. Un pas devant l’autre, à porter des centaines de kilos de pioches, de pelles, de matériel.  

Pour chercher l’or. Il y en avait, ils disaient, ici, dans le Klondike. Il a des yeux transparents, des babines retroussées sur des gencives violettes, des dents luisantes. La fumée des pipes a empli le bar asphyxié par le poêle qui crache autant à l’intérieur de la taverne que par la cheminée. Le whisky frelaté du taulier m’arrache le gosier comme tous les soirs. Le poil gris, dru, les yeux transparents. Il est à Louis Bond ce chien. Deux ans que je cherche de l’or ici, trouvé que dalle, à part le scorbut, une côte cassée dans une bagarre et du mauvais whisky.  

Et des rencontres. Alors ça. Il y a de quoi raconter. Sur ma paillasse, après ma journée, je griffonne, des histoires. Des dents pareilles. C’est un loup plutôt. Dévoué totalement à son maître. C’est lui qui se l’est choisi. Trapu, des pattes puissantes, des mâchoires qui ne laissent aucune chance, en un bond il a sauté à la gorge de Greg Black Wart, il avait menacé Louis. Ses crocs dégoulinaient de sang. Aucune chance. 

Le 27 janvier 1898, il termine de graver au couteau de chasse, sur la planche à côté de la porte d’entrée de sa cabane : « Jack London Mineur et écrivain ». Croc-Blanc est paru en français en 1923.

Isabelle d’Arthuys

Un instant dans la vie de Tintin

« Vous voulez savoir, n’est-ce-pas Capitaine ? »

J’étais alors bien jeune et je ressemblais au chien du roi d’Angleterre. Elle s’appelait Marie Louise van Cutsem. Ce jour là avait mal commencé. Au cours d’une conversation tendue, sa mère lui avait ordonné de ne plus fréquenter Tintin, son ami de toujours. Adieu l’amour naissant, l’enfance à cavaler sur les plages d’Ostende. Nerveuse et émue, elle se balançait d’un pied sur l’autre sur le perron de l’hôtel particulier de l’avenue Louise. Elle guettait avec appréhension la silhouette de Tintin derrière le portail en fer forgé décoré par son père et Victor Horta. La sonnette de sa bicyclette la fit sursauter.

Reconnaissable à son épi roux indiscipliné, Tintin remontait l’allée penché sur son guidon. Coursier pour le journal le Petit XXème, la dernière édition dépassait de la poche arrière de son pantalon un peu bouffant et serré aux mollets. À mi-chemin, il s’arrêta net et redressa la tête. Son regard fixait Marie Louise avec intensité et une grimace de souffrance déforma son visage.

« Milou ? Milou ! Milou … ».

Il fit demi-tour et les roues traçaient une ligne claire dans les graviers blancs. Ses traits changeaient, de plus en plus lisses, son profil s’aplatissait et son épi prenait la forme d’une houpette. Puis je l’ai vu enjamber le rebord de la vignette supérieure gauche de la planche d’un album dessiné. Je l’ai suivi en jappant, et nous nous sommes retrouvés assis sur la banquette d’un train pour un reportage au pays des soviets. Depuis nous n’avons cessé de parcourir le monde, en deux dimensions.

Marie-Anne Royfri

Un instant dans la vie de Jeanne Moreau

– Jeanne ! Ton père t’attend dans son bureau, il est furieux !

Jeanne sursaute, se lève lentement, consciente d’avoir désobéi en tous points à son père qui lui a toujours interdit d’aller au spectacle et de lire les journaux. Non seulement elle a suivi en cachette des cours de théâtre pendant un an, mais elle a décroché un rôle à la Comédie Française et vient d’être admise au Conservatoire d’Art Dramatique. Pour sûr ce sont les photos d’elle publiées dans la presse qui auront révélé son secret ! Elle savait qu’elle risquait les foudres de ses parents, mais… comment renoncer à un tel appel.

Elle repense à sa découverte du théâtre : à 17 ans, bravant l’interdiction paternelle, elle avait assisté à une pièce. Ce spectacle l’avait galvanisée, ces êtres sur le plateau qui s’enflammaient et s’exaltaient, elle voulait en être. Pourquoi rester sur le côté, à contempler la vie, l’amour, la passion ? Elle désirait plonger dans la vie, aimer ardemment, et sentir la passion l’emporter.

Jeanne traverse nonchalamment le couloir, songeant qu’elle ne regrette rien ; elle ne laissera personne lui barrer la route. Elle veut être libre, écouter son instinct, et relève le défi des interdictions sans souci des conséquences. Elle appréhende cependant cette confrontation avec son père.

Quand elle pénètre dans son bureau, elle comprend immédiatement qu’aucun argument ne saurait être entendu. Ce ne sera pas une discussion, mais une sommation :

– Tu prends tes affaires et tu t’en vas, je ne veux plus te voir !

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