Pierre Ahnne est écrivain et a créé un blog littéraire. Il réalise des lectures-diagnostic sur les manuscrits qui lui sont confiés et partage chaque mois un de ses articles sur L’Inventoire. Dans quelques semaines ce sera la quinzième rentrée littéraire de son blog. Pierre Ahnne profite de cette pause estivale pour dresser un bilan de ses lectures et en proposer de nouvelles !
Il y a quatorze ans, je me méfiais du roman. Ou peut-être plutôt du romanesque, que j’identifiais à la « tyrannie de l’histoire-à-raconter », autrement dit à l’exercice d’une écriture tout absorbée dans son objet (ou son sujet) et oubliant que la littérature est une manière détournée de parler d’autre chose que ce qu’elle semble dire. Bref, cette dictature de l’histoire-à-faire était jumelle de celle du réel-à-montrer.
Car « l’obsession de la réalité » faisait en même temps déjà rage. Je pestais contre l’exigence partout proclamée de « représenter le monde ». Que dirais-je aujourd’hui ? Je me surprends de plus en plus souvent à défendre sinon le romanesque, en tout cas le roman. Il m’apparaît, du moins dans le meilleur des cas, comme le moyen de signifier, en racontant, ce qui se dérobe aux mots, face au déferlement d’une écriture fascinée par l’histoire vraie au point de se soucier uniquement de ce dont elle parle.
Je risquais en 2015 : « le roman avale tout ». Autobiographie, biographie, théâtre, essai, tout me semblait peu à peu happé et recyclé par le trou noir du genre dominant. J’ai l’impression de m’être trompé. C’est plutôt le roman qui risque bien d’être avalé par une forme d’écriture pour laquelle tout peut faire récit pourvu que ce soit advenu.
Voici des biographies qui, sans en être vraiment (une biographie sérieuse, c’est fastidieux), ne sont pas des fictions non plus. Des autobiographies entièrement tournées vers la sociologie et vers l’Histoire (ma famille, mon père, ma mère, ma ville natale – et pour peu qu’on y trouve beaucoup de béton, allez, le béton, des origines à nos jours). Voici, sous le couvert de récit de voyage, un exposé politique. Voici l’histoire de recherches menées dans des archives, et consistant principalement en la reproduction desdites archives…
Tout mérite de faire récit, non parce que, comme dans la vraie littérature, seules compteraient les façons de conter, mais sur le modèle de ces réseaux sociaux où le fait de s’être rendu dans tel estaminet pour y déguster tel ou tel plat est jugé digne d’être porté à la connaissance non seulement des « amis » mais du « public ». L’écriture se trouve ramenée à sa fonction la plus archaïque, de marque : j’étais là ou : cela a eu lieu – voilà tout ce qu’elle nous dit.