Inès Dalery
Préliminaires
Tout est arrivé si vite… trop vite ? Non ! J’en ai tellement rêvé, Marilyn et moi, en tête à tête, oui, et chez moi ! Il faut dire que Marilyn n’est jamais seule. Quand elle apparaît à la cantine, une décharge électrique parcourt les mâles déjà attablés, et telle Circé, elle métamorphose dragueurs et baratineurs en un troupeau de moutons soumis. Impériale, elle s’avance et distribue ses sourires, presque distraitement, respectant une égalité de traitement parfaite entre tous. Chaque jour, c’est le même scénario, l’attente fiévreuse avant la réponse à LA question : quelle table va-t-elle choisir ?
Marilyn, une déesse que je contemple de loin dans « l’open space » – je suis bien trop timide pour l’aborder – une sensuelle aussi qui aime les douceurs, la preuve, ce bocal sur son bureau, rempli en permanence de chocolats et de bonbons multicolores. Ah ! saluer d’un baiser rapide ses mignonnes fossettes, écarter d’une langue impatiente ses lèvres dociles, partir à l’assaut de ses seins triomphants que je devine sous ses robes aux couleurs vives, jusqu’à l’ exploration finale dans une grotte humide et rose… Le corps de Marilyn ! Une invitation au voyage entre douces collines et vallées secrètes, une gourmandise à déguster, un bonbon acidulé à sucer…
Tout a commencé devant la machine à café.
Il faut dire que ce renfoncement de 2 mètres sur 3, entre les toilettes et les casiers métalliques individuels, où trônent la photocopieuse, un mini frigidaire et une énorme machine à café 12 tasses, a toujours été un lieu propice à des échanges plus spontanés, à défaut d’être personnels.
J’étais en train de me battre contre la photocopieuse quand ELLE est apparue, souriante à son habitude. Je n’ai pas eu le temps de paniquer, elle avait déjà saisi la cafetière, rempli une tasse et sans préambule elle a dit : vous m’accompagnez ?
Quand on est timide, de quoi peut-on parler devant une cafetière, dans un local de 2 mètres sur 3, seul avec la femme dont on rêve de loin depuis longtemps ? Je sortais de la cantine, j’avais sur l’estomac mon dernier repas, je me suis lancé. J’ai râlé contre le filet de poulet, sec comme une savate, le jus clair et insipide dans lequel il baignait, les feuilles de salade fripées, le brugnon dur comme du bois. Marilyn acquiesçait, renchérissait, moi aussi, je suis une fine gueule, vous savez, je lui ai alors avoué que mon passe- temps favori était la cuisine, nous étions sur la même longueur d’onde ! Soudain, je me suis entendu dire : Marilyn, des cailles en sarcophage, ce plaisir, voulez-vous le partager avec moi ? Affolé par mon audace j’ai aussitôt entamé une longue explication tarabiscotée sur ma découverte de la recette dans le film, Le festin de Babette, avant de conclure : ce sont des cailles farcies au foie gras dans des vol-au-vent croustillants. Elle a souri et sans l’ombre d’une hésitation, elle a simplement dit : quand ?
Depuis deux jours, mon cœur bat la chamade, je ne pense qu’à notre rendez-vous, arriverai-je à combler Marilyn? Un rêve bizarre et récurrent hante mon sommeil, me poursuit à mon réveil. Dans un élevage au cœur de la forêt landaise, des cailles à têtes humaines s’ébattent sous les pins. Ma voisine de volière, superbe caille dodue, a la tête de Marilyn. Soudain surgit le fermier, nous courons, elle s’échappe, mes petites pattes me trahissent, mon destin est scellé…et je me réveille en sueur au moment où la main du fermier s’apprête à me tordre le cou.
Le grand jour est arrivé. Ustensiles disposés méticuleusement, ingrédients choisis avec soin, je suis prêt.
Sur une assiette de porcelaine blanche, les vol-au-vent attendent, architecture aérienne et friable qui s’écroulera dès que Marilyn y aura planté ses petites dents blanches avec résolution et gourmandise. Sur une autre assiette, deux cailles alanguies et soumises, ligotées dans les règles de l’art, cuisses sanglées, bardées d’une fine chemise de lard gras transparent…préparer le lit : glisser au fond des coques dorées au croustillant léger comme un nuage, une fricassée de morilles où l’arôme viril de l’ail se mêlera à l’odeur féminine de sous-bois…prendre délicatement les corps rose tendre…presque en les caressant… leur peau est si fragile ! Les coucher dans les bulles dorées du beurre fondu. Le jus jaune pâle s’obscurcit, se fait caramel, embrasse la peau qui ondule, gonfle, prend une chaude couleur ocre, par endroits presque brune, dans un doux grésillement de bien- être. Cuites à point, les cuisses s’étirent, luttent pour se libérer de leurs liens, pour s’offrir davantage. D’une spatule délicate faire glisser doucement les corps potelés dans l’assiette où ils reposeront, protégés par un film transparent. Pose bienfaisante avant la nouvelle étape.
Vision troublante, je m’arrête net… quelle est cette boule de chaleur qui irradie dans tout mon ventre ? Désir irrépressible de poursuivre, chaleur, chaleur, battements incontrôlés dans ma poitrine, tension pressante de mon sexe… non ! Me concentrer sur l’étape ultime, extraire les cailles de leur bulle chaude, d’une main les tenir fermement , de l’autre, avec le pouce et l’index , glisser dans l’orifice ouvert les dés moelleux de foie gras, sans égratigner la chair, presque imperceptiblement, jusqu’au moment où les petits ventres s’arrondiront de leur trésor secret… trop tard ! Un lait tiède apaise mon ventre brûlant, dans une symphonie olfactive tout est accompli.
Le coup strident de la sonnette m’appelle, panique, sauver les apparences et remettre mon tablier ; je me précipite, non sans jeter un regard satisfait sur mon œuvre, quand je vois, oui je vois, l’une des deux cailles, dans son lit de pâte feuilletée, cuisses en l’air, me narguer d’un air moqueur.
I.D.