Autour du monde de Laurent Mauvignier (Minuit, 2014)

Cette semaine Sylvie Néron-Bancel vous propose d’écrire à partir du livre de Laurent Mauvignier (Minuit, 2014). Vous pouvez nous envoyer vos textes jusqu’au 2 février à atelierouvert@inventoire.com.

Une sélection sera publiée deux semaines plus tard.

Extrait

« Quelle heure il peut être chez moi ? se demande Guillermo, histoire de ne pas rester sans rien faire ni attendre encore alors que dehors, de l’autre côté de la vitre, l’image de cette fille se mêle aux reflets du comptoir, avec les pans entiers de miroirs et les néons jaunes et roses qui se dessinent dans le gris du ciel, comme des peintures suspendues au vide.

Yûko était une fille bizarre, bien sûr, mais elle l’était aussi et d’abord physiquement. Sur la jambe droite, un tatouage remontait de son talon jusqu’à l’aine.

C’était un serpent qui s’enroulait autour du tibia et remontait le long de la cuisse en en faisant le tour, s’enroulant comme une plante, se hissant comme un lierre et qui, gueule ouverte, crocs bien visibles, menaçait le sexe en dardant vers lui une langue fourchue que beaucoup des hommes qui lui avaient fait l’amour avait aimé suivre de la pointe de la langue, accompagnant le mouvement de la tête du serpent avant de plonger dans le pubis de Yûko. Elle n’avait jamais dit à personne pourquoi elle avait ce tatouage, ni qui le lui avait fait. Elle ne disait rien, ça faisait partie d’elle. Sa jambe était comme un arbre autour duquel s’enroulait le serpent pour monter vers son sexe et son ventre si blanc, si lisse que les hommes en étaient fous. Pas un n’osait demander quoi que ce soit ou faire une allusion à la Bible, au fruit défendu, quelque chose de cet ordre, non, pas un, parce que tous étaient impressionnés. Elle n’avait pas songé qu’on puisse lui demander d’où venait ce serpent, comme personne n’avait osé lui faire des remarques, non plus, sur ces étranges boursouflures, épaisses, rugueuses, quelques balafres comme des coups de fouet striant les omoplates et le haut de son dos. »

Suggestion

Laurent Mauvignier, dans son dernier roman intitulé Autour du monde (Minuit, 2014), nous embarque dans quatorze histoires. Le seul lien qui relie les personnages est le tsunami au Japon, en mars 2011. L’événement retransmis sur les chaînes et les radios du monde entier donne aux personnages l’impression de partager ce même monde. Pourtant, à des milliers de kilomètres, qu’ont en commun un comptable suisse en croisière dans la mer du Nord, qui sauve de la mort un vieux sismologue russe parti en vacances avec sa fille, deux étrangères qui débarquent à l’aéroport de Tel-Aviv alors qu’un attentat vient de se produire, un ingénieur malaisien qui retrouve dans Moscou l’homme qu’il aime et dont la femme est en train d’accoucher, une petite fille japonaise en voyage à Paris qui envoie un message enregistré à sa grand-mère restée là-bas, alors que leur village a été englouti et qu’elle est morte ?

Si vous voulez le savoir, lisez ce qui arrive à Guillermo, Frantz, Syafiq, Luli, Salma, Ernesto, Giorgià etc., et laissez vous embarquer par ces récits courts, efficaces, rapides, déconcertants de prime abord pour le lecteur de Mauvignier, habitué à une écriture qui s’entremêle, s’enchevêtre et déferle. Si j’ai été par moments frustrée de devoir quitter certains personnages aussi vite, Laurent Mauvignier sait vous rattraper au vol pour vous emmener à l’autre bout de la terre pour vivre une autre aventure intense avec un nouveau personnage en rupture, en exil, en mouvement. Il sait entrer dans chaque histoire avec doigté, donne à voir, suggère, décrit, s’approche très près de ses personnages ou prend de la distance. Son écriture est faite de détours et de retenues. Les récits, rythmés par des vignettes photographiques en noir et blanc, s’enchaînent avec fluidité. Seuls le premier et le dernier d’entre eux se passent au Japon. Mises bout à bout, ces petites nouvelles questionnent le va-et-vient entre singulier et universel, soulignent la solitude ou le raz de marée intérieur, qui surgissent parfois chez les individus à des milliers de kilomètres de chez eux.

L’extrait ci-dessus se situe au début du roman. Guillermo, un Mexicain parti seul en vacances au Japon, rencontre Yûko, une prostituée tokyoïte. Ils partent pour une petite ville portuaire qui pue le poisson et vont faire l’amour dans une petite maison, juste au moment où la vague arrive. Lui sera emporté, tandis qu’elle…

Je vous suggère dans un premier temps de dresser deux listes : des endroits où vous rêviez d’aller et de ceux où vous êtes réellement allé(e).

Choisissez un élément de la seconde liste. Souvenez-vous d’une personne que vous avez rencontrée dans ce lieu, homme, femme ou enfant. Concentrez-vous sur sur votre brève rencontre. Un détail retient votre attention, quelque chose d’imprécis ou de mystérieux se dessine.

Racontez les circonstances de la rencontre, faites surgir cette silhouette singulière, faites-nous partager votre émotion de ce jour-là (en un feuillet standard de 1500 signes au maximum, comme d’habitude). La seule contrainte sera que, comme il advient pour Guillermo, votre narrateur devra se poser à un moment donné la même question – quelle heure peut-il être là-bas, chez moi ?

Lecture

Laurent Mauvignier est né à Tours en 1967. Il est diplômé de l’école des beaux-arts en Arts Plastiques.

 Autour du monde est son neuvième roman, publié aux Éditions de Minuit. Il est également l’auteur de pièces de théâtre.

Jusqu’à présent, ses phrases étaient plutôt longues, entrecoupées de tirets qui se brisaient puis s’étiraient, précipitant le lecteur dans la chute avec ses personnages. Comment oublier les voix qu’elles portaient dans le stade du Heysel effondré (Dans la foule), ces paroles d’hommes revenus d’Algérie et longtemps restés muets (Des hommes) ou l’histoire de ce SDF, voleur d’une cannette de bière, mis à mort par des vigiles (Ce que j’appelle oubli)…

Cette fois-ci, Laurent Mauvignier revient avec un roman qu’il a voulu déconcertant, et c’est réussi. Il voulait Détruire, selon la formule de Marguerite Duras : écrire une histoire éclatée, qui raconte des tranches de vie d’hommes ou de femmes – comme ces gens qu’on rencontre par hasard dans des jardins publics ou des restaurants et dont on invente l’histoire à partir d’un détail. Une histoire horizontale, aussi : pas de début, de milieu ou de fin, pas de monologue, pas de phrases longues : « Lorsque j’ai commencé à écrire, j’avais cette chanson d’Alain Souchon dans la tête, attention putain ça penche… Et puis tous ces gens dans ces aéroports, qui voyagent tout le temps, quand même c’est bizarre.

Je voulais écrire une histoire sur le mouvement. Devant moi, sur ma table de travail, j’avais un planisphère. Le tsunami n’était qu’un prétexte. »

Laurent Mauvignier a d’abord écrit quatorze ou quinze petits romans d’une centaine de pages chacun, car il avait besoin de connaître et de comprendre le passé de ses personnages. Puis il a coupé, coupé encore, pour aboutir à des arrêts sur image. L’écriture mime ainsi les mouvements d’une caméra, on pense à Short Cuts de Robert Altman et aux nouvelles de Raymond Carver.

Comme dans ses précédents livres, on sent cette nécessité d’écrire le va-et-vient entre les mouvements extérieurs du monde et les mouvements intérieurs de chacun. La prouesse, ici, provient du rythme, de la reprise, des échos, du mouvement même d’une écriture qui paraît plus fluide, plus fulgurante, comme si quelque chose s’était libéré.

Sylvie Néron-Bancel

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