Écrire à partir de « À ce stade de la nuit » de Maylis de Kerangal

Cette semaine, Solange de Fréminville vous propose d’écrire à partir du texte de Maylis de Kerangal, À ce stade de la nuit, Verticales, 2015). Envoyez-nous vos textes (un feuillet standard ou 1500 signes maxi) jusqu’au 16 janvier à l’adresse atelierouvert@inventoire.com

Extrait

« La radio diffuse à faible volume un filet sonore qui murmure dans l’espace, circule et tournoie comme le ruban de la gymnaste. Je ne réagis pas aussitôt à la voix correctement timbrée qui, inaugurant le journal après les douze coups de minuit, bégaye la tragédie sinistre qui a eu lieu ce matin, je perçois comme une accélération, quelque chose qui s’emballe, quelque chose de fébrile. Bientôt un nom se dépose : Lampedusa. Il résonne entre les murs, stagne, s’infiltre parmi les poussières, et soudain il est là, devant moi, étendu de tout son long, se met à durcir à mesure que les minutes passent – coulée de lave brûlante plongée dans la mer (…)

À ce stade de la nuit, le jour perce à la fenêtre et décolore le ciel dans la rue, la cuisine s’éclaire. J’ai su que Lampedusa était le nom d’une île il y a une vingtaine d’années, lors des premières arrivées de migrants dans son port et des premiers naufrages dans la zone. À l’époque, ce nom était pour moi celui de Burt Lancaster, celui d’un prince, celui d’un monde qui sombre, celui d’un écrivain, celui du mois d’août, celui d’un enfant. Il feuilletait en désordre différentes couches de sens, activait des imaginaires disparates, instaurait des scènes discontinues, des écritures qui toutes tremblaient dans l’épaisseur de son spectre. Étrangement, le toponyme insulaire n’avait encore jamais recouvert le nom de fiction qui avait fini par sédimenter en moi – ce nom de légende, ce nom de cinéma -, mais ce matin, matin du 3 octobre 2013, il s’est retourné comme un gant, Lampedusa concentrant en lui seul la honte et la révolte, le chagrin, désignant désormais un état du monde, un tout autre récit. »

sans-titre1Suggestion

« À ce stade de la nuit », ce mot, Lampedusa, résonne à l’esprit de la narratrice. Des images lui viennent par flots : Burt Lancaster et son rôle dans le film Le Guépard, issu du roman de l’écrivain Giuseppe Tomaso di Lampedusa. Elle revoit la scène de bal, filmée comme un naufrage, et l’image du prince Salina qui appelle une autre image de Burt Lancaster, dans cet autre film The Swimmer – métaphore d’un autre naufrage. Elle revoit l’île de Stromboli, se souvient du livre lu à bord du Transsibérien…

Ce livre, c’est la migration d’un nom, Lampedusa, qui à travers un réseau d’images et de souvenirs, tourne et retourne, entre méditation nocturne et art poétique, face à l’intolérable et à l’incompréhensible.

Dans un premier temps, vous allez laisser surgir des noms propres : de lieux, de personnages célèbres, d’événements connus, de titres d’ouvrages ou de films. Vous en faites une liste.

Puis vous en choisissez un. Celui qui chemine le plus dans votre imagination, celui qui commence déjà à creuser un chemin par échos, par associations, par un réseau de mots, d’images ou de souvenirs. Vous vous emparez de ce nom par l’écriture, et le laissez se déployer sur les voies qu’il voudra prendre…

Écrivez à partir de ces associations, de ces bifurcations, de ces vagues… Je vous suggère de commencer votre texte par le mot qui a surgi, pour mieux le laisser envahir votre écriture.

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À ce stade de la nuit, court livre de 74 pages, est à l’origine le fruit d’une commande pour la collection Paysages écrits des éditions Guérin, où il a été publié en 2014. Puis il est reparu en octobre 2015 chez Verticales. Il s’agit d’un livre atypique dans l’œuvre de Maylis de Kerangal, qui n’écrit jamais sur le registre autobiographique : « Je suis toujours a priori très étrangère aux sujets que traitent mes livres. C’est par la méconnaissance que j’en ai, par la pauvreté qui est la mienne que j’inscris le geste littéraire. J’aime aussi rapatrier dans la langue littéraire des mots étrangers à la littérature : le langage des chantiers, de la médecine, des ados.» C’est une évocation à la fois personnelle et universelle de la résonance qu’opère sur nous l’actualité. Cet ouvrage livre une expérience d’écoute des voix du monde, mais aussi des voix intérieures, celles de l’auteur comme celles des lecteurs, par un travail sur les mots, conducteurs de sensibilité et d’empathie.

La narratrice relate une nuit passée dans sa cuisine. Soudain, un mot jaillit du poste radio : Lampedusa. Une voix décrit la catastrophe arrivée le matin même, les migrants, les trois cent cinquante noyés, l’horreur. La pièce devient une chambre d’échos. « à ce stade de la nuit » : ces quelques mots ouvrent presque tous les chapitres, sans majuscule. Comme une ritournelle, comme les vagues qui déferlent.

Maylis de Kerangal a cinquante ans. Elle est née à Toulon, a passé sa jeunesse au Havre. Petite-fille, fille de capitaine au long cours : la mer n’est jamais très loin dans son œuvre… Depuis 2000, elle a publié sept romans : Je marche sous un ciel de traîne, La Vie voyageuse, Ni fleurs ni couronnes, Corniche Kennedy, Naissance d’un pont (qui a reçu 3 prix, dont le Médicis), Tangente vers l’est, Réparer les vivants (couronné par 4 prix). Elle a également fait paraître quelques essais, dont le dernier, Un chemin de tables, une commande sur la vie d’un cuisinier, qu’elle traite comme une fiction.

S.de F.

Solange de Fréminville conduit des ateliers d’écriture à Paris pour Aleph-Écriture, notamment la formation de base à l’animation d’ateliers d’écriture, un atelier ouvert en librairie, et le cycle « Écrire avec les auteurs contemporains ».

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