« Épidermes », Julie Lemaitre

Julie Lemaitre

Épidermes

Il est déjà là quand elle entre. Dos au mur, jambes croisées, cigarette au coin de la bouche, regard fixe, sur la vitrine d’en face. Il ne bouge pas. Mais elle sent qu’il sait. Elle ralentit. Juste assez pour déranger l’air. Ses talons frappent le sol, chaque pas comme une question à laquelle il ne répond pas. Il ne lève pas la tête. Mais son souffle change. Elle le sent. Elle sourit. Elle passe. Le feu a pris.

Pas un mot. Pas un regard. Elle glisse jusqu’au comptoir, commande un verre. Robe noire, nuque tendue, gestes ralentis à dessein. Elle sait qu’il la regarde. Elle ne vérifie pas. Elle préfère sentir. Dans son dos, ça pulse. Le vin arrive. Elle boit. Pas pour le goût. Pour occuper la bouche. Pour taire l’envie qui monte déjà dans ses reins.

Il la regarde. Enfin. Pas un regard d’homme. Un regard d’animal. De prédateur qui a reconnu une autre bête. Elle s’assied. Loin. Juste ce qu’il faut pour qu’il doive la traverser des yeux. Elle croise les jambes. Il cligne à peine. Sa mâchoire se contracte. Elle a gagné. Elle le sait. Elle boit encore. Un homme s’approche. Par erreur. Il parle. Elle rit. Trop fort. L’autre entend. Elle le voit. Ses doigts blanchissent sur son verre. Il encaisse.

Il se lève. Elle sent l’air devenir dense. Sa peau s’ajuste. Il marche. Chaque pas comme un coup sourd dans sa poitrine. Il s’arrête devant elle. Elle lève les yeux. Elle est prête à mordre. Il dit : « Tu attends quelqu’un ? » Elle répond : « Pas vraiment. » Elle le défie des yeux. Il sourit. Un fil de froid pendant le long de son échine.

Il tend la main. Elle croit qu’il va la toucher. Son ventre se tend. Mais non. Il prend son verre. Boit. Elle fixe ses doigts. Phalanges longues, veines saillantes. Une cicatrice fine traverse la base de son pouce, pâle, ancienne. Elle la connaît. Elle se souvient. Pas d’un fait. D’une brûlure. Elle croise les jambes plus fort. Sa culotte retient l’humidité. Il repose le verre. Il reste là. Debout. Présent. Comme une question posée à même la peau. Elle baisse les yeux. Elle le provoque. Elle veut qu’il avance. Elle veut plier.

Quelque chose pulse entre eux, lent, lourd, souterrain. Pas un frisson. Une masse. Une pression qui s’accumule sans bruit. Le verre devient un point d’ancrage, une pierre posée sur une faille. Elle ne bouge pas, mais tout en elle oscille. Son bassin cherche un appui, son dos se cambre imperceptiblement, comme si le désir, déjà, lui tordait la colonne. Il reste là, statuaire, mais elle sent le champ magnétique. Sa peau réagit. Ses bras picotent. Elle serre les dents. Elle voudrait l’arracher à son propre contrôle. Elle attend. Elle bout. Et quand elle croit que ça va rompre, il dit : « Tu veux sortir ? » Elle hoche la tête.

La nuit est lourde. Le trottoir les contraint, chaque pas une friction, une tension. Leurs épaules se frôlent, leurs hanches s’aimantent. Il ne s’écarte pas. Elle non plus. Elle le suit, collée, précise. Il ralentit. Elle ne décroche pas. Ils tournent. Une ruelle humide, coupée du monde. Il s’arrête. Elle aussi. L’air est tendu entre eux comme une corde prête à claquer. Il dit : « T’es sûre ? » Sa voix est basse, déjà en elle. Elle répond : « Ferme-la. »

Il l’attrape. Sa main sur sa nuque, ancrée. Sa bouche sur la sienne, sans préavis. C’est une prise, pas un baiser. Une collision de bêtes. Elle griffe. Il mord. Elle ouvre la bouche pour crier, mais c’est un râle qui sort. Il arrête. Net. La coupe. Elle frappe son torse, deux fois. Pas pour fuir. Pour intensifier. Il rit. Elle halète. Leurs souffles se mélangent. Rien n’est dit. Tout est inscrit.

Ils reprennent la marche, les souffles encore épars. Elle tremble, mais elle avance. Il tend la main, la pose entre ses omoplates, à cet endroit précis où le silence s’accroche à la peau. Elle frissonne, pas de froid mais de reconnaissance. Ils ne parlent pas. Leurs pas résonnent dans l’intervalle. Puis, à mi-voix, il demande : « T’habites loin ? » Une phrase simple, mais qui traverse. Elle répond : « Trop. » Il dit : « Moi aussi. » Et ça suffit. Ils se quittent à l’angle. Pas de baiser. Pas de regard. Mais sous la lumière sale du réverbère, leurs ombres s’éloignent à peine. Elles avancent encore, liées.

Elle rentre sans allumer. Le noir la connaît. Elle pose ses clés, enlève ses vêtements, lentement, comme on pèle une seconde peau encore tiède. Dans la salle de bain, le miroir lui renvoie ce qu’elle ne cherche pas à nommer : les lèvres gonflées, les pupilles dilatées, la gorge marquée. Elle y passe les doigts, doucement, comme on touche une brûlure pour vérifier qu’elle fait encore mal. Elle ferme les yeux. Ce n’est pas un souvenir. C’est là, encore. Le goût sur sa langue, le goudron de sa voix à lui, l’odeur de sueur et de vin. Elle se déshabille. Le carrelage est froid. Ses cuisses sont mouillées. Mais dedans, elle brûle.

Elle entre dans la chambre. Sur la table de nuit, une veste jetée, ouverte. Sa main dépasse de l’oreiller. Même cicatrice. Même silence. Il est là. Nu. Étendu. Silencieux. Présent. Elle avance. Le rejoint. Grimpe sur lui. À califourchon. Elle ne l’embrasse pas. Elle le sent. Il ferme les yeux. Elle trace du bout des doigts une ligne sur son torse. Une ligne comme une ouverture. Comme une faille.

Elle dit : « Encore demain ? » Il dit : « Jusqu’à t’oublier. » Elle rit. Grave. Une note de gorge. C’est leur phrase. Leur boucle. Leur pacte. Il la retourne. Elle s’ouvre. Il entre. Pas pour jouir. Pour marquer. Pour habiter. Elle gémit. Pas par plaisir. Par abandon. Le lit geint avec eux. Ils s’enfoncent. Lentement. Comme deux corps qui se rechargent. Qui rejouent ce qu’ils connaissent par cœur, mais veulent sentir pour vrai.

Quand c’est fini, ils restent. Collés. Haletants. Sans rien à prouver. Elle dit : « Je t’aurais laissé repartir. » Il dit : « Je sais. ». C’est ce qu’elle attend. À chaque fois. Qu’il tienne. Qu’il insiste. Qu’il recommence. Qu’il résiste à sa morsure.

Elle comprend. Ce qu’elle voulait : qu’il recommence à chaque fois. Qu’il lui torde le refus, le silence, la distance.

Elle pose la tête contre son torse. Pas pour écouter son cœur. Pour sentir la chaleur. La braise. L’endroit d’où ça repart.

Elle murmure : « Demain, ailleurs. Plus fort. »

Il ne répond pas. Le silence dure. Et sous le poids des corps, quelque chose se tend encore.

J.L.