Pascal Arnaud

          37°2. Le matin. Film de Jean-Jacques Beineix, d’après le roman de Philippe Djian. Une histoire d’amour torride. L’amour n’est-il pas toujours torride ?  — Non, pas toujours, pas tout le temps. — Notre amour n’est-il pas torride ? — Non, ce n’est pas le bon mot. — Mon amour est torride pour toi ! — 37°2, ce n’est pas torride, c’est juste normal.

           37°2. L’après-midi. Juste normal pour un 13 juillet. La température du corps humain. Corps humain à l’horizontale, baigné d’air à 37°2. Son corps, à Paul, à la verticalité vaincue par un air à 37°2.

           37°2 à l’ombre. L’ombre du cabanon, surtout l’ombre des chênes.

           C’est son coin, à Paul, pour les siestes d’été. Cet endroit précis, sous le toit des houppiers impénétrables par le soleil, là où s’assèche l’haleine du bois, là où s’arrête l’influence policée de la double rangée de tilleuls. Un carré minuscule dans l’étendue de la propriété, qui le met en marge et à la fois au centre. Ici, je te vois, je t’entends, je ne te gêne pas.

           37°8, indique le thermomètre géant. Sous Paul, le matelas de plage est une brioche sortant du four. Il roule sur le côté.  Feuilles sèches et brindilles crépitent. Comme les bêtes, chercher la fraîcheur de la terre. Mais comment échapper au plomb ? Ce plomb insidieux qui mêle ses molécules à l’oxygène de l’air. Le tracteur tondeuse passe à grand bruit. Pourquoi pas tracteur tondeur? — Parce que c’est moi qui tonds !

           Le grondement s’éloigne, s’effile. Elle pilote.

           37°9. Fièvre légère. Paul sur le dos, immobilité de souche, ancrage racinaire ; bille de chêne oubliée, lourde, noueuse, laissée à la nature, creusant son assise sous son propre poids. Perçant l’écorce, seuls les yeux, le clignement des paupières telles les feuilles aux échappées d’air.

           Et la voilà, elle vient, Paul la reconnaît, montant des profondeurs, traversant les strates d’argile, de calcaire, les horizons de terre, d’humus, la voilà, la vibration annonciatrice qui s’insinue dans ses fibres, les affole, les met en transe, si présente, si perceptible que sa mutation en son est toujours marquée de regret avant sa montée en puissance, son irrépressible gonflement, la prise de pouvoir du grondement, l’avancée implacable des décibels, l’occupation de tout l’espace par un vacarme noir, mécanique, impitoyable envahissement qui au moment de l’écraser bifurque, passe le col de son paroxysme, amorce sa descente, se fond dans le silence rescapé.

           Elle a passé le ruisseau, vers les cognassiers, derrière la digue de l’étang. Elle longe la friche, vire à la haie de pruniers rouges, franchit les cerisiers. Devant, le vaste pré à vaches qu’à force de passages elle transforme en gazon plus à l’unisson du cèdre bleu et du pin noir d’Autriche qui, dominant  pommiers et poiriers paysans, et un rang de vignes, donnent une note aristocratique à ce morceau de campagne ligérienne.

           37°9. La chaleur, la poussière, rien ne la décourage. Salopette jaunes, bottes noires, bandana rouge, mains fermes sur le volant, elle fonce, déterminée, sûre, road-book en tête, elle connaît par cœur chaque ligne, chaque courbe, toutes les arabesques, toutes les boucles du circuit. Bosses de terrain, déclivités, dépressions, le tracteur tondeuse lui obéit au doigt et à l’œil. C’est elle qui commande.

           38°1. Nouveau vrombissement, qui ébranle Paul, le décide à retrouver sa verticalité. Il titube. Chaloupe vers le cabanon. Entre, sort un verre de bière à la main. Lui faire (un doux) barrage. Couper le moteur. Lui offrir le verre. Lui montrer les masses noires qui s’accumulent dans le ciel. Lui dire 38°1 tu te rends compte. La regarder. Regarder son beau visage en sueur. Ses rides en pattes d’oie, ses poches sous les yeux. Regarder sa bouche, ses lèvres sèches, les perles salées accrochées au duvet. Regarder son nez, son front, son cou dégoulinant. La regarder boire la bière. Regarder sa soif. Regarder le clapet de sa gorge. Regarder sa respiration. Et la sentir. Sentir sa sueur. Sentir son haleine houblonnée. Sentir son corps. La prendre dans les bras. Juste un instant. Rien qu’un instant.

           Soudain le vent. Un vent d’ouest, droit, pressé, un vent qui fuit le danger, la catastrophe. Le soleil a disparu, du ciel noir partout, comme une enclume gigantesque, suspendue, menaçante.

           Paul tient le verre de bière, il avance, il quitte l’allée des tilleuls, se dirige vers le bas, vers l’étang, au loin. L’herbe est d’un vert phosphorescent, les arbres couleur de suie. L’éclat ambré de la bière est une lampe. Un fanal. Viens ! Où es-tu ? Chérie, rentre ! C’est dangereux. Elle ne répond pas, elle ne répond jamais, elle n’entend pas, elle ne le voit pas non plus, elle regarde devant et sur le côté, où elle doit passer, elle n’a d’yeux que pour l’herbe, les arbres à contourner, la platebande de rosiers églantiers qu’elle a planté un jour.

           Paul arrive sous le saule. De grosses gouttes font des ronds dans l’eau. Ou alors les carpes.

           Quand la foudre s’abat dans un fracas formidable, il ne ferme pas les yeux.

P.A.