Houda Benallal « L’échappée », Michel Toche « Ange »

Il y a trois semaines, Céline De-Saër a vous proposé d’écrire à partir de Fille de Camille Laurens sur notre plateforme. Voici deux des 8 textes choisis par notre comité de lecture. Voir la sélection complète ici.
Houda Benallal

L’échappée

            Ils s’arrêtent tous devant le même édifice. La volière du XVIIIème siècle est incontournable dans ce parcours touristique.

Elle, est planquée derrière le moucharabié qui jouxte le monument. Comme un oiseau que l’hiver aurait figé, elle écoute les pas, devine les poids, dessine la morphologie.

Troisième d’une fratrie de cinq, elle est arrivée par une nuit de brouillard, dans le silence et la désolation. Une énième naissance sans fierté, sans cérémonie, endeuillée de l’espoir d’un garçon qui ne viendra jamais. Son propre corps s’en souvient, sa mère en a pleuré.

On a voulu la cacher, la mettre sous le lit, lui ballonner les lèvres alors qu’elle faisait ses dents. On a voulu la perdre, l’oublier, l’égarer. D’un confinement à l’autre, elle a vécu là, rangeant, mangeant, lisant à l’insu de tous, prostrée dans cette tour à guetter une lueur.

Elle est née dans le silence et la consternation. Des robes longues aux étoffes lourdes, elle fait quelques pas pour exulter la mystérieuse rencontre avec ce sexe qu’il lui faut d’abord maîtriser.

Elle voit des poils pousser sur ses bras, interroge son buste qui n’en finit plus de pousser. Elle bande ses seins, ses cuisses, elle veut effacer les formes, rester discrète.

C’est une fille, une moitié d’homme, muette. On lui dit qu’elle doit s’y faire. Elle fera des enfants, peut-être des hommes qui ne porteront pas son nom.

Elle observe, analyse, c’est sa force. Débattre plutôt que combattre.

Et, qu’importe le fichu, elle saigne déjà quand elle voit pointer l’échappée.

Michel Toche

                                                                                               Ange

Samedi 23 mai 1953, 7h07 – Clinique du Bon Pasteur à Nice.

Un cri strident déchire le calme apparent de la salle de travail.

« C’est un garçon, Madame. »

La sage-femme croit distinguer un sourire teinté de déception sur le visage de la parturiente, ma mère. Je peux le confirmer, j’y étais. Elle me prend dans ses bras et pleure en me couvrant de baisers. Mes tantes, ma sœur, les collègues de ma mère, la femme de ménage défilent et n’ont pas de superlatifs assez élogieux pour vanter mes longs cils, mes boucles dorées, mes doigts effilés, ma peau si fine ! Mon père, le seul homme à mon chevet, est gonflé de joie et de fierté. Il me voit déjà partager avec lui les plaisirs masculins de bagarres, de jeux de ballon, d’exploits montagnards… Ma mère, hébétée d’admiration, veille sur moi de ses yeux attendris.

Les premiers mois ne sont qu’une vaste caresse. Je suis le poupon que chacun veut dorloter, changer, habiller. Je profite opportunément de la layette de ma sœur, d’un blanc immaculé, brodée de fleurs et de moutons, faite de manches ballon et de cols Claudine.

Vient enfin la visite médicale anniversaire.

Nous rentrons, ma mère et moi, dans le cabinet du pédiatre. Il me considère attentivement et s’adresse à ma mère.

« C’est une fille ?

—Non docteur, un garçon. Il se prénomme Ange.

—Alors, je n’ausculterai votre fils que quand vous lui aurez retiré sa robe à smocks et le nœud rose dans ses cheveux. »

Mais ça, c’est ma mère qui me l’a raconté.