Julie Otsuka : le chœur des femmes.

OTSUKA_Julie_03Par Georgia Makhlouf

Née en 1962 en Californie, Julie Otsuka s’est consacrée à l’écriture après avoir commencé une carrière de peintre. Son premier roman « Quand l’empereur était un Dieu » rencontre un immense succès public et critique et son deuxième, « Certaines n’avaient jamais vu la mer », lui apporte la consécration. Considéré comme un chef-d’œuvre dès sa sortie, il reçoit de nombreux prix, est sélectionné par plusieurs villes américaines comme livre de l’année (et lu dans toutes les écoles), et couronné par le très prestigieux PEN/Faulkner Award for fiction. Nous l’avons rencontrée à New York où elle vit depuis de nombreuses années.

Elle m’a donné rendez-vous au « Hungarian pastry shop », un salon de thé où elle a ses habitudes depuis des années, dans le quartier étudiant autour de l’université de Columbia. C’est là qu’elle a commencé à écrire, alors qu’elle ne savait pas encore la place que l’écriture prendrait dans sa vie, et c’est là qu’elle revient chaque jour ou presque après avoir fait ses longueurs de piscine. Elle a sa table, comme certains habitués qui viennent eux aussi travailler dans ce lieu un peu désuet où il n’y a ni musique, ni connexion internet sans fil. Le contact avec elle est immédiat, vivant, amical ; elle est en cela plus proche de la culture américaine que de la culture japonaise de ses parents, toute en retenue et en silences. Nous parlerons de cela aussi, de ce que cela signifie d’appartenir à la deuxième génération de l’immigration, de l’étrangeté des liens avec des parents à la fois admiratifs et surpris de la distance entre eux et leurs enfants qui ne leur ressemblent pas.

Julie Otsuka a commencé par la peinture. Elle a peint beaucoup, « de façon libre et inconsciente » dit-elle, jusqu’au moment où elle s’est inscrite à l’université pour poursuivre des études dans cette discipline. Et là, la pression et l’obligation de produire beaucoup et selon certains critères l’ont coupée de son inspiration et elle a abandonné ses études et la peinture. Très déprimée par cet échec, habitée par le sentiment d’être dans l’impasse et de ne pas savoir quoi faire d’elle-même, elle commence à venir dans le petit salon de thé hongrois et se met à lire avec avidité. « Lire m’a été d’une grande consolation » affirme t-elle. Elle travaille de nuit, et ses longues journées lui laissent du temps, le temps de se nourrir et de se reconstruire grâce aux livres. « J’ai passé deux ans de ma vie à ne faire que ça » raconte t-elle. Certains auteurs la marquent durablement et parmi eux Duras. Elle lit « La douleur » d’une traite et dit se souvenir avec acuité de ce moment particulier et de l’effet que ce livre produit sur elle. Elle aimera aussi tout particulièrement « L’amant ». Elle mentionne également Annie Ernaux au nombre des auteurs qui auront compté pour elle et nous nous amusons de la place majeure de la littérature française dans son itinéraire vers l’écriture, sans y trouver d’explication définitive. Elle ajoute en riant que même le cinéma français a eu de l’importance pour elle et elle évoque en particulier Rohmer. « Quelque chose chez tous ces auteurs m’apparaît comme étrangement familier ; leur sensibilité particulière, la pureté de l’expression qui va parfois jusqu’au dépouillement, leur façon d’aller à l’essentiel, tout cela me touche au plus haut point ». Au fil du temps, il lui vient l’envie d’écrire, juste pour le plaisir. Elle partage ses textes, légers et humoristiques, avec quelques proches, s’amuse de leur approbation et fréquente un atelier d’écriture pour aller plus loin. « Je ne pensais pas du tout que cela prendrait autant de place. J’étais juste mue par la curiosité » dit-elle. La suite est plus connue : un premier roman paru en 2002, « Quand l’empereur était un dieu » (Phébus, 2004) qui suscite immédiatement un grand succès critique, laissant présager de l’œuvre à venir. Puis un deuxième roman « Certaines n’avaient jamais vu la mer », (dont le titre anglais est « The buddha in the attic ») qui remporte en 2012 le prix Femina étranger après avoir été couronné de lauriers aux USA avec notamment le très prestigieux PEN/Faulkner Award for fiction.

maria sjoman 2Ces deux ouvrages explorent le passé de la communauté sino-américaine : l’arrivée des premiers émigrants vers la fin du XIXe siècle, qui s’installent sur la côte Ouest et Hawaï où le besoin d’une main d’œuvre bon marché est important ; l’impossibilité pour les hommes d’origine japonaise d’épouser des « blanches » car ces mariages, considérés comme illégaux jusqu’à la fin de la deuxième guerre mondiale, auraient fait perdre aux femmes qui s’y seraient risquées leur nationalité américaine ; la nécessité pour ces hommes d’épouser des japonaises qu’ils faisaient donc venir du Japon et dont ils ne connaissaient que le visage  à travers des photos (on appelait ces femmes les « picture brides ») ; la mise en place de camps d’internement où les populations d’origine japonaise, arrachées à leurs maisons et leurs professions, sont regroupées et doivent vivre pendant quatre ans, c’est-à-dire depuis l’attaque de Pearl Harbor jusqu’à la fin de la guerre, cela parce qu’on craint qu’ils ne trahissent leur pays d’adoption. Cette plongée dans la mémoire est le fruit d’un travail long et minutieux. Livres d’histoire, consultation d’archives, témoignages de première main, Otsuka récolte patiemment une abondante documentation et dit avoir besoin de temps pour laisser murir l’écriture. « Je suis lente, dit-elle. J’ai besoin de temps pour penser. Il m’a fallu six ans pour mon premier roman, huit ans pour le second. Mais ce n’est pas un problème pour moi parce que je prends un immense plaisir à y travailler et mon écriture s’enrichit avec le temps ».

Pour ce deuxième roman, elle confie avoir finalisé une première version qui raconte du point de vue de l’une d’entre elles, l’épopée de ces japonaises quittant leur pays au début du XXe siècle pour épouser un homme dont elles ne savent rien. Mais elle a le sentiment que le texte ne fonctionne pas. Elle le relit lentement et trouve, au cœur du récit, une phrase qu’elle ne se souvenait pas avoir écrite et qui la frappe. Cette phrase « Sur le bateau, nous étions presque toutes vierges », est une révélation : elle impose à Otsuka la nécessité d’adopter une autre voix, une voix collective. Elle reprend donc l’écriture au « nous », et conserve la phrase comme incipit. « Cette voix  est inhabituelle, mais elle correspondait exactement aux nécessités de mon récit, à mon désir de raconter non pas une seule histoire mais plusieurs. Et cela d’autant plus que ces histoires, tout en étant très différentes, se ressemblaient beaucoup. En outre, cette voix collective me semblait convenir tout à fait aux particularités de la culture japonaise. Le Japon est une société où le collectif prime toujours sur l’individuel, où il est mal vu d’avoir une forte personnalité, où il importe de se fondre dans le groupe ».

C’est cette voix qui donne au roman sa personnalité unique et qui emporte l’adhésion. A la manière d’un chœur antique, ce sont des dizaines de femmes qui entrelacent leurs récits pour dire les duretés de la traversée, les espoirs d’une vie meilleure, la brutalité des hommes, les désillusions de la nuit de noces, les heures de travail dans les champs, l’impossibilité de comprendre la langue des blancs, la douleur des naissances. La langue est poétique, concise à l’extrême, musicale. Otsuka raconte d’ailleurs que si son premier roman est venu à elle sous forme d’images et avait donc une qualité fondamentalement visuelle, ce second lui est venu à l’oreille, comme un chant. « Je savais la forme de la phrase, sa structure et son rythme avant de savoir son contenu, dit-elle, et j’avais besoin pour avancer de me dire le texte à voix haute ».

Hommage à ces femmes qui se révèlent somme toute à l’opposé du stéréotype féminin cher à la culture japonaise – elles sont fortes, résiliantes, travailleuses acharnées, pleines de courage dans l’adversité quand on les dépeint volontiers comme de petites choses diaphanes et fragiles – cet ouvrage est aussi une critique sous-jacente de la politique et de la société américaines. Beaucoup de lecteurs ne connaissaient absolument pas cette page noire de l’histoire des Etats-Unis, l’existence des camps d’internement, l’indifférence des américains au départ de leurs voisins et collègues japonais vers les camps. « Lorsque ma mère est revenue dans son école quatre ans plus tard, ses camarades ne lui ont posé aucune question sur son absence » dit Otsuka. Certains lecteurs lui ont même demandé si tout cela ne relevait pas de la fiction pure. Mais elle concède que le silence qui a entouré ces événements était aussi le fait des Japonais eux-mêmes, qui ne souhaitaient pas revenir sur ces expériences douloureuses dont ils avaient souvent honte. Ses livres n’ont d’ailleurs soulevé que peu d’intérêt au Japon, du moins pour le moment. « Les Japonais ne veulent pas se retourner sur leur passé » commente t-elle. « Dans ma propre famille, il y avait aussi tant de silence, tant de colère et de tristesse rentrées ».

Elle écrit pour cela, pour fendre le silence, pour mettre de la lumière là où il y a tant de blessures cachées.

Certaines n’avaient jamais vu la mer (Phébus, 144 pp).

julie-otsuka-1-foto-Robert-Cet article a été réalisé et traduit de l’anglais par Georgia Makhlouf. Il est paru une première fois en Août 2013 dans l’Orient Littéraire.

L’Orient Littéraire est le supplément littéraire mensuel du quotidien francophone Libanais L’Orient-Le Jour. L’Orient Littéraire est publié en version papier (le 1er Jeudi du mois) et en ligne.

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