Vos textes: A partir de Viva de P. Deville – Viviane Clément

tumblr_mneqeqiDit1r3hiwxo1_500Cette semaine le texte de Viviane Clément, en réponse à la proposition d’écriture d’Alain André à partir du roman de Patrick Deville « Viva », (Seuil, 2014).

Le soldat inconnu

Le soleil est à peine levé. Il l’entrevoit par la petite fenêtre couverte de toiles d’araignées. L’une d’elle tisse son fil, agile et preste de bon matin. Il se roule dans la paille fraîche et respire à fond son odeur. Il ressent dans les bras et les reins le labeur de la veille. Et ce n’est pas fini! Encore des jours de moissons! Mais il pense aussi à cette fille aux lourds cheveux bruns qu’il va retrouver dans les champs. Il descend l’échelle à toute vitesse. Les deux percherons sont là mâchant leur foin devant le râtelier. Il s’approche de la pompe. Quelques giclées d’eau fraîche sur la tête le réveillent. Il se secoue comme un jeune chien et retrouve soudain sa joie de vivre. Il essuie quelques plaisanteries des plus vieux mais il faut bien s’y faire : c’est lui le plus jeune de l’équipe , c’est lui le bleu! Il est chargé d’empiler les gerbes sur la charrette. Ils ont besoin de sa force et de sa souplesse. Le patron appelle pour la soupe. Les assiettes fument, le pain est chaud et croustillant. Le maître est content, ce soir ils auront rentré le plus gros de la récolte. Ils partent pour le champ. La faucheuse tirée par les chevaux avance lentement. Derrière elle, les femmes ramassent le blé et le mettent en gerbes. La poussière et la fumée envahissent l’espace, la gorge pique, les hommes crachent une salive noirâtre. Le bruit toujours plus fort couvre le souffle puissant des chevaux et les cris des moissonneurs. Le plus jeune charge les bottes, empile, vite, toujours plus vite. De temps en temps, une odeur de fleur arrive à ses narines. Ce sont quelques coquelicots fauchés avec les blés.

Enfin, c’est la pause. Même le chien reste couché, le nez entre les pattes. Les vieux parlent des rumeurs de guerre, puis de l’autre, celle qu’ils ont vécue, et de ceux qui ne sont jamais revenus.

Mais lui a 18 ans. Tout ce qu’il possède est dans son sac : quelques pièces durement gagnées, un petit pécule laissé par le grand-père et un pantalon de rechange. Il voudrait bien avoir un jour un lopin de terre et, peut-être, tenir la main d’une jeune femme aux yeux sombres. Mais, tout-à-coup, les cloches se mettent à sonner. Leur son envahit l’espace et le temps, tout disparaît, tout est englouti dans ce bruit. Les tympans se bouchent, il pose les mains sur ses oreilles. C’est le tocsin. Il a peur.

C’est la guerre.

Viviane Clément

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