« Célestin » Marie Françoise Thiercelin, et « La robe de mon père » Alice Maruani

Il y a un mois, nous vous avons proposé de raconter un personnage par le biais d’un vêtement qu’il porte, ou qu’il a porté : cette proposition vous a inspiré des textes très charnels, qui donnent corps aux caractères et vie aux silhouettes. Voici les textes de Marie Françoise Thiercelin et Alice Maruani.

Marie Françoise Thiercelin

Célestin

La combinaison de travail couleur « paquet de Gauloise » laisse voir par endroits quelques accrocs, des taches incrustées et un brin de raphia vert qui s’échappe de la poche arrière.

Elle pend dans la vieille remise sur le cintre aussi dégingandé et filiforme que son propriétaire. Elle raconte des heures au soleil qui l’ont bien fanée, des orties et ronces qui l’ont tant griffée, des tas de feuilles qui ont saupoudré de poussière les moindres de ses plis, des traces de compost à la hauteur des bottes de caoutchouc.

Elle donne envie de la secouer, mais pas trop fort, pour faire surgir la frêle silhouette du jardinier qui siffle à tue-tête tous les airs d’opéra en travaillant et donne le répons aux oiseaux du voisinage.

Elle est aussi ridée que lui et du même bleu que les pupilles malicieuses du maître es nature qui vient apporter sa science et sa poésie toutes les semaines dans notre jardin indiscipliné. Son col élimé est orné d’une étiquette délavée : Célestin C suivi d’un numéro à demi effacé.

Cette tenue est dotée de pouvoirs magiques : elle agit comme un véritable élixir de jouvence et transforme le vieillard tout noueux recroquevillé sur sa bicyclette de récupération en travailleur tonique, intrépide, prêt à grimper lestement dans les arbres pour fignoler une taille, infatigable sous le soleil ou sous la pluie.

Et quand il est parti, elle garde longtemps l’odeur aigrelette de sueur mêlée des fragrances de tabac qui ont dû s’échapper lors de la rituelle pause cigarette.

 

 Alice Maruani

Mon père porte une robe

Petite, je croyais que mon père était un super héros. D’apparence banale, peu grand, un peu chauve, avec un joli ventre tout rond, il avait néanmoins un costume. Une sorte de cape de Batman, qu’il appelait “ma robe”.

On pourrait se moquer d’un homme qui porte une robe. Pas moi. À son évocation, une subtile joie m’envahissait. Je sentais bien que mon père avait un secret. Lui aussi, d’ailleurs : il disait « ma robe », en tentant en vain de dissimuler un sourire de fierté.

Elle était très longue et très noire, avec une cravate blanche, élégamment pliée en éventail au niveau un col. Le tissu était différent de tous ceux que je connaissais, épais et lisse, d’une pesanteur solennelle et austère, un peu plus brillant que celui d’une soutane de prêtre. Elle sentait le labeur, les hauts plafonds boisés, et la République. Mon père la traitait avec déférence, comme si elle lui conférait un pouvoir magique. Il m’a expliqué un jour que c’était son costume de fonction et que tout avocat en avait un. Mais jamais il ne me vint à l’esprit que la robe n’était qu’une parmi d’autres, ou même qu’on aurait pu l’acheter quelque part.

Ce ne sera que bien plus tard que mon père deviendra pour moi un humain comme les autres, avec ses défauts, ses ridicules. Pas si courageux, beau ou fort que je le croyais. Il tombera du Ciel où il habitait, qui était mon propre cœur de petite fille. Mais quand je repense à sa robe, c’est encore avec le respect mêlé de crainte que l’on porte aux objets sacrés.

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