« Entre les murs », Geneviève Bertois

Geneviève Bertois

Entre les murs

Parler de désir en prison, c’est impensable. Interviewer des jeunes détenus ? Mais vous voulez une émeute ? Je comprends bien votre démarche, elle est louable, généreuse mais l’administration pénitentiaire a d’autres objectifs et le contexte n’est pas très favorable. Surpopulation, violence, dépressions… Si vous voulez, je pourrais vous parler de mes désirs pour améliorer notre centre pénitentiaire mais ce n’est pas tout à fait votre sujet, n’est-ce pas ?

Ça démarrait mal avec le directeur mais il accepta finalement ma requête. Je l’avais rassuré, la sexualité ne serait pas abordée, les espoirs des détenus ce serait le sujet.

Deux mois plus tard, avec micro et caméra, je suis entrée à la prison d’Auxerre. J’ai rencontré Adam. À la question du désir, il m’a rendu un silence avant de lâcher liberté. J’ai enchainé avec un autre silence, le mien, embarrassé, paumé. Ma question était nulle, inadaptée, provocante même. Et vous c’est quoi vos désirs ? m’a-t-il soufflé un rien enragé. Puisque vous êtes dehors, vous devez en avoir des désirs ! Vous savez quoi ? On va tout changer. J’ai été matraqué de questions toute ma vie mais cette fois c’est moi qui les pose. Il était debout, les mains au fond des poches, au milieu de cette pièce qu’on m’avait réservée. La situation s’inversait, j’avais tout préparé depuis des semaines et tout s’écroulait. Mon premier documentaire démarrait très mal.

Ne changeons pas les rôles Adam. Vous avez été choisi par le personnel d’ici, vous parlez souvent de vos rêves et de vos désirs pour demain. Il a souri avec un regard décidé, ses petits yeux rieurs. Il ressemblait à une mouette. Une mouette empêchée de voler. Je préfère entendre vos désirs Madame. Avec tes histoires, ça me fera voyager, ça me donnera même des idées !

Adam a une trentaine d’années, vingt de moins que moi. Dans la lumière glauque du matin, ses paupières battent la mesure en me scrutant, sa bouche est fine, longue comme son corps, ses dents sont mal rangées. Quand il parle, ses épaules tressautent comme pour tenter de commander à son corps de partir vers l’avant, de déployer ses ailes. J’avais trente minutes pour l’interviewer et je ne voulais pas les gâcher. Mon temps était précieux, celui de l’administration encore plus mais pas celui d’Adam. Il avait pris neuf ans, sa peine débutait. Alors Madame vos désirs ? Je te filme ou j’enregistre juste avec le micro, c’est toi qui décides quand même ! La mouette rieuse me contemplait du haut de sa falaise, le vide était devant moi, l’oiseau s’en amusait. D’accord Adam. Prenez le micro, pas la caméra. Je lui ai montré comment s’en servir, mes doigts pianotaient fébrilement les touches de l’enregistreur, mes jambes tanguaient.

Accordez-moi quelques minutes Adam. Il a acquiescé, j’avais complètement perdu pied. J’ai échoué sur une chaise. Son micro s’est approché. À cet instant, aucun désir ne me traversait l’esprit si ce n’est celui de fuir. Le micro était en marche. Mes désirs… je me sens gênée, vous savez. Allez-y, j’suis pas pressé. Vous avez surement des désirs comme tout le monde Madame ? Il mordillait sa bouche à la fin de ses phrases et m’auscultait sans gêne. Bon alors, raconte-moi Madame. Sa façon de passer du « vous » au « tu » m’insupportait. Heu… je viens de changer de métier. C’est mon premier documentaire aujourd’hui. J’aimerais qu’il soit réussi. Je voudrais donner la parole aux détenus pour qu’ils se livrent, qu’ils parlent de désirs, de rêves, quand on est enfermé c’est essentiel ? Les rêves, les désirs nous poussent à oser, à supporter, à franchir les obstacles. J’alignais les poncifs, parler vrai m’était impossible. Mais t’avais pas envie de faire un vrai film quoi ? Raconter une belle histoire ? Son rire, il me le jetait à la figure comme un verre d’eau glacé. Un concert de gargouillis faisait un raffut au-dessus de nos têtes. C’est juste la tuyauterie m’a-t-il asséné. Le micro s’est éloigné puis a repris sa place tout près de ma bouche. Je trouvais cela agressif, indécent. T’es gênée ? Je comprends. Alors qu’est-ce qu’on fait ? Mes yeux contemplaient la petite fenêtre et son paysage de murs gris. Mon esprit était un désert où plus rien ne germait. Il en profitait. Et si on posait la question au gardien ? Il me désigna l’homme en uniforme assis près de la porte. C’est Frankie, je le connais bien, je le croise tous les matins. Adam a ri, d’un petit rire clair qui trébuchait dans la pièce. J’ai dit oui très vite, soulagée. Frankie a hoché la tête, amusé. Il s’est tout de suite confié devant le micro d’Adam. Des désirs il en avait tant : un pavillon avec jardin, un deuxième enfant, une escapade en Lituanie, une extension pour la maison de sa mère aux Antilles. Après une hésitation, il a lâché ces mots « connaître mon père surtout ». Adam a penché le micro vers la gauche et m’a regardé. Le gardien s’est ressaisi, un œil sur sa montre. Des désirs j’en ai d’autres, mais c’est bientôt l’heure. En fermant le micro, Adam a répliqué. Moi, mon père… je le connais mais on s’engueule tout le temps. J’en voulais un autre de père, celui d’un copain ou mon grand cousin. Quel idiot mon père, je vous le dis direct.

Un carré de lumière glissait sur le mur gauche et s’étirait lentement. Mes mains rangeaient le matériel, glissaient sur le dossier de la chaise, attrapaient ma veste. Des mots palpitaient dans ma gorge, serrés les uns contre les autres, à l’étroit, à la recherche d’une issue, d’un peu d’air. Au-dessus du concert des tuyaux, ma voix s’est élevée. Rauque, souterraine, voilée. Moi aussi j’ai cru que mon père était un idiot, personne ne lui donnait la parole et il ne savait pas parler. Le micro à ceux qui n’ont pas la parole, c’est ce qui me tient à cœur ! Merde a dit Adam, elle se lâche et on n’a même pas enregistré.

Le gardien s’est avancé vers moi, bancal. C’est l’heure. Les épaules d’Adam ont franchi la porte dans un lent mouvement d’ailes. Il s’est retourné vers moi. Ses yeux ronds luisaient. On continue la prochaine fois ?