Michèle Lacaille

Baobab. Boa. B612. Mille milles de tout endroit habité. Chez moi il n’y a pas de baobab. Enfin je ne crois pas. Ici non plus d’ailleurs. Et, je n’ai jamais vu de boa. Je suis à mille milles de mon endroit à moi. Ton histoire, petit prince, c’est Madame Joy qui me l’a raconté. C’est comme ça qu’elle m’a apprivoisé. Je m’appelle Isham. Je ne sais pas exactement quand je suis né. J’ai huit doigts de vie. Ma mère riait comme ça avec moi. Elle me montrait ses mains et me faisait compter ses doigts, elle cachait les deux plus petits de sa main gauche. Elle disait, – ça c’est toi – et elle riait encore. J’étais heureux. Ils ont détruit nos maisons. Ils ont mis le feu partout. Tout le monde pleurait, criait. J’ai vu mon petit frère tomber.
– Cours, Isham, cours – je ne voulais pas courir, alors elle m’a giflé et j’ai couru. Elle m’a giflé ma mère ! Quand mes pieds n’ont plus avancé, un grand m’a pris sur ses épaules. J’ai vu les pierres des montagnes, le sable du désert. Je n’ai pas vu de renard. Il y a eu la mer et le vent en colère, des cloques sur ma peau, mon ventre qui gonflait. J’aurais tant voulu rencontrer un renard.
Maintenant, ici, au milieu des grillages comment veux-tu qu’il vienne ?

Je t’ai vu pour la première fois sur le bureau de Madame Joy. C’est important une première fois. On s’en souvient toujours. Tu regardais le soleil, debout au milieu d’une petite terre ronde, grise, tu étais triste. Moi aussi. C’est important les points communs. Tous les jours, Madame Joy faisait ouvrir la porte dans le grillage. Elle parlait de sa voix douce. Ton livre était là, ouvert à la page laissée en suspens. Je finissais par connaître par cœur chacun des dessins de ton histoire. Pendant longtemps je n’ai rien dit. Elle parlait, je me taisais. Elle souriait. Je crois qu’au bout d’un moment, j’aurais voulu lui dire des choses mais sur ma planète les gens ne parlent pas tous la même langue et la mienne n’était pas la sienne. C’est elle qui m’a appris à former le B de tes Baobabs et du Boa chapeau, avec mes mains, avec ma bouche. Elle m’a donné des crayons, bleu, jaune, vert et rouge. On a dessiné quatre traits bleus, on les a reliés.

Maman, t’es où ?
On a fait trois petits ronds, pas très ronds, dans le rectangle, Madame Joy continuait de sourire alors je m’appliquais. Moi aussi je voulais un mouton. C’était triste quand elle ne venait pas. J’essayais de dormir mais je ne dormais pas. Je devenais invisible. Je voulais vraiment devenir invisible c’était essentiel. Les hommes me tourmentaient pire que tes tigres. Tu étais au bord de la falaise avec ton écharpe dans le vent. Est-ce que tu voulais sauter ? Moi oui, si j’avais pu être à ta place. J’aurais couru à l’envers dans la vallée d’en bas et peut-être le temps aussi aurait couru à l’envers. Au bout, il y aurait eu le rire de ma mère.

Toi aussi tu cherches. As-tu trouvé ? Ils sont où tes parents ?
Maman ? Je suis là.
J’ai vu les oiseaux sauvages t’emporter dans les airs. Finalement tu as bien fait de ne pas sauter. Les oiseaux c’est tellement beau. J’étais content pour toi.

Comment veux-tu qu’ils viennent me chercher moi avec toutes ces grilles !
A cet instant, j’ai compris quelque chose. Je n’avais pas de renard, pas d’oiseaux mais toi non plus tu n’avais rien avant de trouver. Je suis devenu courageux.

Madame Joy a fêté mes neuf doigts de vie.
Maman, aujourd’hui j’ai neuf doigts de vie qui brillent !
Un gâteau incroyable, et neuf lumières plantées comme des arbres. Je refusais de souffler, je ne voulais pas qu’elles s’éteignent. Elle a ri, alors j’ai ri aussi.

Maman, tu n’imagines pas le nombre de doigts qu’il te faudrait pour aligner ma vie. Quand j’écris ça, j’entends ton rire, et je suis presque heureux.

Ce soir, si vous prenez la sortie «Bagnolet» sur le périphérique Est et si vous passez par la rue de la liberté, ralentissez. Prenez ce temps. Au dernier étage du numéro 10, un homme fête son anniversaire. Vous entendrez sûrement des rires. C’est à cause des doigts de vie et de l’espérance. Peut-être le verrez-vous ouvrir sa fenêtre et poser sa main sur son cœur en regardant le ciel.

Après des milliers de couchers de soleil, Moi, Isham, je crois que j’ai trouvé, petit prince. J’ai résolu l’énigme de la gifle. Je lis, j’écris et je vis. Je sais que les grandes personnes sont imparfaites. J’ai compris que je le suis aussi. Tu dis que l’essentiel est invisible pour les yeux et tu as raison, on ne voit bien qu’avec le cœur, mais là où tu as peut-être tort c’est de n’avoir pas pris le temps de vivre ton présent comme il vient.

Pardonne-moi si je te peine. Tu m’as appris le courage, la nécessité de garder son cœur d’enfant mais tu as négligé la persévérance, accordé trop d’importance à la désillusion. La désillusion existe, la solitude blesse, et la nuit tombe chaque jour, mais des rêves s’accomplissent, des gens apprennent à s’aimer et tous les matins le soleil revient. Les douleurs sont parfois les coulisses du bonheur. Reviens. Je t’attends.

M.L.

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