M.L. Denis « La porte cochère », S. Kollender « Blonde », J. Dutoit « C’est plus la joie »

Il y a un mois, Arlette Mondon-Neycensas vous a proposé d’écrire à partir de « Quand tu écouteras cette chanson » de Lola Lafon, dans l’atelier ouvert de L’Inventoire. Parmi les 9 textes sélectionnés, voici celui de Marie-Luce Denis « La porte cochère », Sandra Kollender « Blonde », et Julien Dutoit « C’est plus la joie ».

Marie-Luce Denis

La porte cochère

La porte cochère, belle et lourde…  Il la pousse, enjambe le seuil rouillé, sans respirer… Il a pénétré dans l’antre. Les odeurs anciennes envahissent l’espace… A droite, la loge abandonnée de la concierge, eau de Cologne et poireaux. Au fond la porte brinquebalante de la cave, poussière de charbon et urine… En face, l’escalier majestueux, encaustique… La tête levée, il sait qu’il va gravir, le cœur cognant, les cinq étages et leurs cent quinze marches. Il pourrait se retourner et fuir. Non, il grimpe. Comme avant. Vers l’horreur. Et aussi vers les joies, parfois. C’était ça, sa vie. Le jour de la fuite, elle l’a suivie, sa vie… Enfin bon, il est là sur le dernier palier… La porte d’entrée est béante… Elle était toujours fermée à triple tour, les secrets emprisonnés, la parole impossible… Tiens,  c’est beaucoup plus petit que dans son souvenir… Il se sent grand et fort, seul dans l’appartement vide. Dans la chambre un vieux Club des Cinq par terre … Au mur, les dessins de l’école… La cuisine-salle de bains, suintante d’humeurs délétères, le poêle à charbon, les traces noires… Le parfum écœurant du dégoût… Les images assaillantes… Il se précipite sur le balcon, pour respirer. L’odeur adorée des fleurs d’acacias. Par-dessus la cime des arbres, le paysage délicieux du Parc Montsouris. Il fait volte-face, il dévale le précipice ouvert sur l’Avenue, et dehors, il rit.

Vingt-cinq ans plus tard, devant le bel immeuble avec son fils… Pour lui, surgissent de beaux souvenirs. Il raconte.

 

Sandra Kollender

Blonde

J’ai toujours voulu devenir blonde. Je ne saurais pas dire pourquoi, mais j’ai toujours trouvé ça magique. Vincent trouvait que ça m’irait bien blonde, et puis on l’a jamais fait. Résultat, quand j’ai pris rendez-vous, je me suis dit que ce serait dans ce salon et pas ailleurs. En entrant je n’ai rien ressenti et j’étais un peu déçue. Puis j’ai gravi les marches de cet escalier qui n’existait pas il y a 20 ans. J’ai perdu tous mes moyens dans le trou béant qui relie désormais l’ancien hall et notre 1er étage. Je n’en revenais toujours pas. Tout a tellement changé, je ne me repérais plus. Est-ce qu’on s’est embrassés comme des furieux dans le coin des bacs, est-ce que c’est là où il y a la vieille qu’on a décidé de se marier ? Ah, la cuisine est toujours au même endroit. S’ils savaient ce qu’on a fait dans la cuisine. Et puis je me suis mise à la fenêtre et tout est revenu. Le coup de fil du docteur, le traitement, le 25 juin, le notaire, le déménagement. Tout. Melody me fait assoir face au miroir, et atomise ma bulle. L’appartement redevient salon de coiffure. Mon amour disparait dans les effluves de coloration et les conversations de ceux qui pourraient être nos enfants. Les yeux fermés je déambule dans ce cocon ressuscité auquel je rends ses portes et ses meubles. Je méprise tous ceux qui pensent connaitre le lieu. Trois heures plus tard le ciel est rouge et mes cheveux dorés. Je sors du salon et quitte l’appartement. Blonde, c’est fait.

Julien Dutoit

C’est plus la joie

Dieu, que j’aimais bien les voir arriver ! Ils étaient si joyeux de venir chez moi. Les dimanches, ils étaient nombreux, les enfants tirés à quatre épingles suivaient leurs parents portant leurs habits de fête, les mères, de jolies robes ou de beaux manteaux, les pères, des costumes bien repassés, tous chapeautés et gantés. Ils n’étaient jamais en retard. Ils se saluaient brièvement, puis, respectueusement, après s’être humidifié le bout des doigts, ils entraient, les hommes ayant pris soin d’ôter leur couvre-chef. Après une génuflexion, ils gagnaient, la tête inclinée, lentement et silencieusement leur place, les hommes à droite, les femmes à gauche. Le ministre et ses acolytes apparaissaient bientôt dans un nuage d’encens, l’orgue résonnait, tout le monde se levait, on chantait, on priait, on m’écoutait, on m’adorait, on m’implorait, j’étais aux anges.

Ils recevaient toujours ce qu’ils me demandaient. Ils m’en aimaient davantage. Même les moins fervents finissaient par me chérir, par suivre le bon chemin.

Comme les choses ont changé, je n’en reviens pas ! Les assemblées sont clairsemées, il n’y a que des vieux habitués, peu de jeunes égaient les réunions. Un harmonium rachitique entonne des airs insipides, les chants qui montent vers moi sont absurdes, les voix sont fausses. Les enfants de chœur ont disparu, remplacés par des veuves, et, horreur absolue, les officiants me tournent le dos. Comble de malheur, la porte de chez moi est très souvent fermée à clé.