« La cotte » André Cantor, et « Bleu camaïeu » Patrice Devide

Il y a un mois, nous vous avons proposé de raconter un personnage par le biais d’un vêtement qu’il porte, ou qu’il a porté : cette proposition vous a inspiré des textes très charnels, qui donnent corps aux caractères et vie aux silhouettes. Voici les textes de André Cantor et de Patrice Devide. 

André Cantor

La cotte

Dans le penty de granit désormais silencieux, je vis le pantalon ciré de mon grand-père. Pendu par une bretelle au porte-manteaux derrière la porte, il restait figé sur l’épaisseur d’un corps qu’il ne contenait plus, mais qui l’habitait toujours. Des chevilles jusqu’en haut de la poitrine, cette salopette était le rempart de l’homme contre les assauts de l’océan. Cette cotte de pêcheur était la cotte de maille du guerrier marin.

« Ton pantalon, il tient debout tout seul ! » lui disait ma grand-mère. Ce n’était pas une image, mais la réalité : pour m’amuser, mon grand-père le dressait à côté de ses bottes, quand il se déshabillait au retour de la pêche. Le pantalon restait debout, mais bancal, comme mon grand-père qui compensait sur la terre ferme le mouvement de la houle. Le tissu, d’un jaune canari maculé de taches d’huile, tenait sa raideur de l’induction plastique censée lui procurer une étanchéité indispensable contre les embruns. Les genoux étaient râpés d’avoir trop souvent frotté le pont du caseyeur, la toile était percée sur la hanche droite, là où le casier s’appuyait quand il était hissé hors de l’eau pour délivrer sa prise, de massifs tourteaux ou parfois quelque homard belliqueux.

Sur le haut du pantalon, le logo du fabricant symbolisait pour toujours mon grand-père, bras grands ouverts pour m’accueillir à son retour de mer. J’ai toujours sur les lèvres le goût du sel que ses joues piquantes échangeaient avec ma bise d’enfant.


Patrice Devide

Bleu camaïeu

Retour maison après ma journée scolaire. Du linge sèche sur le fil. Un morceau de tissu attire mon regard. Je m’arrête. Je le décroche, le glisse dans ma poche, en regardant si ma mère ne va pas me surprendre et me réprimander pour ce délit.

Allongé sur mon lit, je serre ce bout de coton. Une multitude de souvenirs ouvre la porte cadenassée de ma jeunesse. Je cherche l’odeur de ma grand-mère au contact de ces fils croisés, bleutés formant des carrés et des lignes camaïeux. Entre mes doigts, les yeux fermés, je retrouve la douceur de cette étoffe et les sensations ressenties chaque fois que mon aïeule revêtait cette blouse pour œuvrer, avec moi à ses côtés.

Aux tâches ménagères, de cuisine, de pâtisseries de la journée, ce tablier chic devenait l’accessoire indispensable de ma grand-mère dans sa cuisine. Comme ces moments difficiles où elle ébouillantait et plumait les poules que j’avais nourries et choyées.

Les souvenirs s’installent. La rangée de boutons sur le devant n’était jamais fermée jusqu’au col. La poitrine imposante de la cuisinière laissait entrevoir, sans entrave et à fleur de peau sous le coton, une couenne marquée par la dureté de la vie. Une poche de chaque côté lui permettait de garder à portée de main des herbes cueillies au jardin un peu plus tôt, ou quelques friandises pour calmer mon appétit naissant. Ces deux compartiments recèleraient tout au long de l’année une multitude de surprises, de tendresse, et d’amour, pour finalement finir en vulgaires lambeaux.