Groseilles à maquereau 98

Marie Do Haas

 

On l’avait déposé là un jour d’automne. Dans l’herbe jaunissante, en contrebas du quai. La Saône était verte et immobile, elle se donnait des airs de femme affranchie entre deux méandres.

Quelqu’un l’avait vite repéré. Il serrait ses petits poings et hurlait de toutes ses forces.

On l’avait amené chez Marcel. En tant que maire, il devait savoir quoi en faire.

Marcel s’était enfermé chez lui.

Depuis la mort de sa femme, il y a cinq ans, il avait pris l’habitude de la remplacer dans toutes ses activités, le ménage, la cuisine, le repassage, la couture… Non qu’il eût fallut abattre ce labeur quotidien pour assurer le bon fonctionnement d’une pleine maisonnée, Marcel vivait seul.

Il s’adonnait furieusement à toutes ces tâches dans le seul objectif de rejoindre Irma, de communiquer avec elle là où elle se trouvait… de devenir elle.

Et pour cela il devait prendre son apparence.

Il commençait par se raser de près, puis il se poudrait avec « nuage de rose », il enfilait les bas de soie. Le plus dur était la bataille qu’il livrait avec le porte-jarretelle et la fixation du soutien-gorge gonflé de coton hydrophile.

Ensuite, superposer les vêtements, robe, chemisier, tablier de dentelle n’était plus qu’un jeu d’enfant.

Lorsqu’on frappa à la porte, Marcel était perché sur l’escabeau et faisait l’inventaire des confitures qu’il avait réalisées en cinq années sans jamais en ouvrir une seule.

Il fut si surpris qu’il lâcha « groseilles à maquereau 98 ». Le pot éclata sur le carrelage.

En descendant la dernière marche il posa le pied dans la confiture, glissa, fit une embardée monumentale et s’ouvrit le crâne sur l’angle de l’évier.

Derrière la porte, Mathilde, Anna, Josépha et Sylvie qui serrait l’enfant trouvé contre elle, se lancèrent un regard interrogateur.

Elles avaient entendu toutes les quatre le bruit du pot qui se casse, puis celui de l’escabeau qui tombe, et ensuite la chute du corps.

Maintenant elles écoutaient le silence.

Anna parla la première : « Zut ! » Josépha posa son panier dans les hortensias. Mathilde gloussa comme d’habitude et Sylvie serra encore plus fort le petit qui se remit à hurler comme un chat qui se noie…

Anna tourna la poignée de la porte. Le verrou était bien tiré.

Josépha fit le tour de la maison en trottinant. Tous les volets étaient clos.

Mathilde gloussa encore une fois. Sylvie annonça qu’il faudrait un pied de biche.

Josépha trottina jusque chez Georges l’instituteur.

Georges arriva avec Guy le plombier, Christian le garde barrière, et Paul le boucher.

A tour de rôle ils se jetèrent de toutes leurs forces sur la porte. Mais c’était de la très bonne porte, bois de haute qualité, ferrures de pointe, et renforcement là où il fallait.

Ils se regardèrent tous les quatre avec des yeux de cockers de concours tout en massant leurs épaules qui viraient déjà au bleu outremer.

Georges parla le premier : « Bon Dieu ! » Guy ouvrit la bouche, la referma et se gratta le cuir chevelu qu’il avait fort brillant. Christian siffla « Le pont de la rivière Kwaï », et Paul parti en courant.

Il revint très vite avec André qui était pompier volontaire. Le plus souvent il n’était ni pompier ni volontaire, il était saoul.

Ce jour-là c’était le jour de la fermeture du café, donc on avait un peu de temps avant qu’il ne s’écroule…Il fallait en profiter.

André était bâti comme un colosse et se comportait comme un molosse.

« Ouvre- moi cette porte ! » aboya Paul

André ferma les yeux, finit par les rouvrir, renifla, cracha, laissa rougir ses grandes oreilles, pencha sa tête à droite, cinq vertèbres cervicales craquèrent en série rapprochée, pencha la tête à gauche, silence.

Il regarda autour de lui, Mathilde qui gloussait, Anna qui avait oublié de refermer sa bouche, Josépha qui se balançait frénétiquement, Sylvie qui serrait le petit, le petit qui hurlait, Georges, Guy, Paul et Christian qui se massaient les épaules. Alors il fit deux pas magistraux en arrière, et du fond de sa gorge sortit un son étrange, comme un râle de formule un qui s’échauffe avant de s’élancer sur le circuit. Puis il se jeta sur la porte « Haute qualité »

Le craquement qu’elle fit en tombant dans le hall d’entrée ne fut rien comparé à la monstrueuse grimace qui transforma à ce moment-là le visage d’André en gargouille de collection.

André resta sur place, immobile, attendant l’ordre suivant.

Toute la petite troupe se rua dans la maison du maire dans une belle bousculade…

Cinq ans qu’ils attendaient ça.

Cinq ans qu’ils se demandaient ce qu’il se passait dans cette maison toujours fermée. Ils allaient enfin le savoir… Ils savouraient l’ivresse de ce moment, ils étaient les rois du monde !!!

C’est Anna qui le vit la première. Elle s’arrêta sur le seuil de la cuisine, et tous les autres vinrent s’agglutiner sous le chambranle de la porte.

Marcel gisait à plat ventre, la jupe relevée dévoilait son joli porte-jarretelles mauve, le ruban du tablier de dentelle blanche lézardait sur le galbe de sa fesse droite.

Son visage était tourné vers eux, le sang coulait de sa tempe, ses yeux clairs étaient ouverts, une larme n’avait pas encore pris le temps de sécher.

Anna parla la première « Ah Ben ! » Josépha referma la bouche. Mathilde gloussa. Sylvie serra le petit. Le petit hurla plus fort.