Siri Hustvedt, une femme multiple

AVT_Siri-Hustvedt_8778Entretien réalisé par Georgia Maklhouf

Siri Hustvedt est née dans le Minnesota de parents norvégiens. Elle a fait des études de littérature à l’université de Columbia et y a obtenu son doctorat. C’est pendant ses années d’étudiante qu’elle rencontre Paul Auster sur le campus. Ils ne se quitteront plus et encore aujourd’hui, ils forment un couple amoureux et soudé où chacun est le premier lecteur de l’autre. Mais sensible à ce qu’elle appelle « le sexisme inconscient », elle ne supporte pas d’être sans cesse associée à lui, qui a connu avant elle la lumière des projecteurs. Elle est elle-même une brillante intellectuelle, sollicitée de toutes parts pour intervenir dans des colloques spécialisés et prestigieux sur des sujets qui touchent à la neurologie, la psychanalyse, la philosophie, l’épistémologie ou l’histoire de l’art. Mais elle est également romancière et a publié plusieurs romans traduits en une quinzaine de langues et qui lui ont valu une reconnaissance internationale. On citera  Les yeux bandés (1993), Tout ce que j’aimais (2003), ou Un été sans les hommes (2011). Le recueil Vivre Penser Regarder qui vient de paraître  rassemble des essais écrits entre 2006 et 2011. Elle y pose des questions essentielles quant à la manière dont tout individu se construit à travers la pensée, la mémoire, le langage et les relations avec autrui. Soucieuse de faire dialoguer les humanités et les sciences, Hustvedt  convoque de nombreuses disciplines qu’elle éclaire autrement parce qu’elle les associe et les confronte. Parler avec elle est un exercice passionnant et plein de chaleur, parce qu’elle est non seulement incroyablement éclectique et ouverte, mais aussi parce qu’elle est tout simplement lumineuse.

Vous écrivez de la fiction, des essais, des articles académiques ; vous avez toute une série de centres d’intérêt : neuroscience, psychanalyse, histoire de l’art, littérature, poésie… Comment vous définiriez-vous et comment partagez-vous votre temps entre ces nombreuses activités ?

En réalité, tous ces centres d’intérêt sont reliés entre eux, et l’un me conduit vers l’autre. J’ai pour seul guide ma curiosité, et il y a toute une série de questions qui me passionnent : Qu’est-ce qui fait de nous des êtres humains ? Qu’est-ce que l’identité ? Qu’est ce que la subjectivité ? J’ai commencé mon parcours dans les sciences humaines et j’ai beaucoup lu sur la psychanalyse. En partie en raison des migraines aigües dont je souffre depuis des années, j’ai développé un grand intérêt pour la neurologie et la biologie, et ces disciplines m’ont ramenée vers la philosophie et l’épistémologie. Husserl et Merleau-Ponty sont des auteurs phares pour moi, et je suis particulièrement sensible aux écrits de Merleau-Ponty qui s’intéressait simultanément à la psychanalyse, aux sciences, à la philosophie et à l’épistémologie, discipline qui éclaire la question du comment nous savons ce que nous savons.

Ma chance, c’est ma liberté, c’est la possibilité pour moi de ne pas être limitée à une discipline et de pouvoir me déplacer librement entre elles. Ma dernière publication par exemple est dans Seizure, the European Journal of Epilepsy qui est un magazine prestigieux et très spécialisé. On me sollicite fréquemment pour intervenir dans des colloques et conférences. Ces assemblées de spécialistes semblent apprécier le fait que, sans être moi-même une spécialiste, j’ai néanmoins une bonne connaissance de leur discipline et je peux leur apporter une perspective plus large.

Justement, pouvez-vous revenir sur ce que vous pensez être votre contribution à l’avancée de la réflexion dans ces disciplines ? Est-ce précisément parce que vous échappez à la spécialisation extrême, parce que vous avez une approche interdisciplinaire, que vous faites avancer les choses ?    

C’est en effet le cas non seulement dans les  sciences dures mais également dans les sciences humaines, que les chercheurs se spécialisent de plus en plus et par conséquent, savent de plus en plus de choses sur de moins en moins de choses. Cela permet peut-être des avancées mais cette hyperspécialisation est déprimante. Et la naïveté philosophique des chercheurs est extraordinaire, y compris à propos des racines philosophiques de leurs propres champs de recherche. Pourtant, il n’existe pas de réponse simple aux questions importantes et nous avons besoin de modèles théoriques multiples pour être capable d’embrasser certaines zones d’ambiguïté, de rendre compte de réalités qui se situent à la charnière de plusieurs modèles. L’interdisciplinarité est seule capable de conduire à de nouvelles perspectives, d’engendrer des pensées innovantes et fertiles, c’est-à-dire menant à de nouvelles questions. Les paradigmes changent et il ne faut pas rester piégé à l’intérieur de modèles uniques. Je crois que c’est pour cela que ces assemblées de scientifiques m’invitent à parler. Ce qu’ils entendent est différent de ce qu’ils entendent tous les jours. J’ouvre des perspectives nouvelles.

Finalement, ces réflexions sont liées à une question sur laquelle vous avez déjà écrit, celle de la créativité.

Qu’est-ce que la créativité est en effet une question qui m’intéresse beaucoup et j’ai l’intention de poursuivre mon travail à ce sujet. La créativité s’enracine non pas seulement dans l’activité cognitive et rationnelle de notre cerveau, mais également dans les émotions. Elle est aussi liée au mouvement, aux fonctions motrices. Lorsqu’un mathématicien a une intuition soudaine, c’est très mystérieux mais en même temps, celle-ci repose sur de longues années de recherche. Les physiciens évoquent eux aussi souvent ces moments d’intuition, de « savoir soudain ». Le processus de créativité est le même en science ou dans l’art, et la créativité est toujours le produit de l’émotion, de l’intuition, de la connaissance préalable, de ce que nous avons mémorisé y compris de façon parfois inconsciente, mais elle est aussi le résultat d’un état particulier du corps fait de relaxation, d’ouverture mentale. Donc ce n’est pas un processus purement cognitif.

Vous savez, j’ai le sentiment que mon travail dans les disciplines scientifiques m’a beaucoup apporté, a transformé la façon dont mon cerveau fonctionne, m’a obligée à réfléchir différemment. L’interdisciplinarité amène à avancer selon des lignes de pensée parallèles et simultanées, à établir des connections innovantes qui s’avèrent très productives.

Le résultat de tout cela est que nombre de vos travaux et de vos écrits sont inclassables, que ce soit dans le domaine de la fiction ou en dehors de celle-ci.

Oui, c’est vrai. Mais je crois beaucoup à la valeur de la subjectivité. Il n’y a nulle part de vérité objective, que ce soit en science ou ailleurs, seulement des consensus intersubjectifs. La physique newtonienne s’est transformée pour devenir physique quantique, qui prend en compte le point de vue de l’observateur et l’influence de celui-ci sur la réalité observée. Le « je », l’expérience subjective, est porteur d’une vraie valeur ajoutée. Mes essais articulent le point de vue d’un « je » et celui d’un narrateur extérieur qui parle à la troisième personne, c’est-à-dire de façon plus objective. Selon les sujets, le « je » aura plus ou moins de place par rapport au « il/elle ».

Il y a une question qui traverse l’ensemble de vos écrits, que ce soit vos travaux scientifiques ou vos romans et c’est la question de l’identité. Votre premier roman raconte l’histoire d’une femme qui vit à New York et « essaie » plusieurs identités successives. Dans « La femme qui tremble » publié il y a peu, vous souhaitez élucider la question du « qui suis-je » ?   

Mon premier roman, j’en fait à présent une lecture très féministe : il s’agit d’une femme qui résiste à la pression des autres, aux idées  qui viennent de l’extérieur et tenteraient de lui imposer une définition de qui elle est. Elle ne veut pas être noyée par le désir des autres. Plus généralement, je suis très intéressée par la question de la relation entre personnes : qu’est-ce qui se passe entre deux personnes et comment cela affecte chacun des partenaires de la relation. Je lis à ce propos Martin Buber, un théologien juif qui est un penseur du dialogique. Il réfléchit à la façon dont nous devenons qui nous sommes à travers les relations qui se tissent entre nous et les autres dès la naissance. Il attribue une réalité existentielle, ontologique, à cet espace du je/tu, de l’entre deux. On ne peut penser l’humain en dehors du relationnel.

Donc oui, la question de l’identité fait le lien entre tous mes travaux. C’est une question à laquelle il n’existe pas de réponse définitive, et qui m’a entraînée sur plusieurs chemins et vers plusieurs disciplines.

Mais à cette question, où avez-vous le sentiment d’avoir trouvé les réponses les plus satisfaisantes : dans la science ou dans la fiction ?

L’écriture de fiction est ce qu’il y a de plus difficile mais sa gloire est qu’elle est le contraire du réductionnisme ; elle n’est réductible qu’à elle-même, elle concerne la singularité de l’expérience individuelle. La fiction apporte une forme de réponse à la question de la multiplicité, de la pluralité de l’identité. Elle permet de parvenir à des vérités que les autres disciplines ne peuvent pas atteindre. La fiction puise dans des lieux inconscients chez l’auteur de sorte que l’on peut dire qu’un livre  en sait plus que son auteur.

En outre, il me semble que l’art est un domaine culturel qui a toujours besoin d’être défendu. Comme le dit Habermas, la science a acquis du prestige et de la légitimité en raison de sa capacité à contrôler le monde naturel, alors que la valeur de l’art ne peut être mesurée. L’art nourrit l’esprit ; il fait de nous des êtres plus complexes et nous empêche d’être réducteurs. Alors que la science aspire à la simplicité, il y a dans l’art un mouvement vers la complexité. L’art permet d’atteindre des vérités qui sont irréductibles à des formules. Ce qui est pour moi infiniment satisfaisant dans l’art, c’est que les idées qu’il permet de communiquer sont rebelles à toute simplification. Je trouve dans l’écriture de fiction des raisons d’étonnement toujours renouvelées : je suis si souvent surprise par mes propres écrits ! Pour moi qui suis si curieuse, qui ne suis jamais satisfaite par les réponses, la fiction relance ma curiosité. En outre, c’est un lieu qui me permet de faire l’expérience de la liberté.

Pour revenir à l’analyse féministe que vous faites de votre premier roman, il évoque un chapitre de votre dernier livre où vous racontez cet échange avec votre mère qui a tant compté pour vous.

La phrase de ma mère, « Ne fais pas ce que tu ne souhaites pas faire » est une reconnaissance de la pression qu’exerce sur nous le monde extérieur, pression qui est d’autant plus forte sur les femmes. Je suis en train de rédiger un article qui va paraître dans une anthologie intitulée « Fifty shades of feminism », et dans laquelle cinquante femmes vont s’exprimer sur ce que le féminisme veut dire pour elles aujourd’hui. Pour ma part, je vais écrire sur le sexisme inconscient. En effet, je n’ai pas eu à me battre pour aller à l’école, je n’ai pas subi de mutilations, je n’ai pas été mariée de force. Néanmoins, je suis confrontée au sexisme inconscient et je peux vous raconter des dizaines d’anecdotes à ce sujet, depuis le critique qui pense que c’est Paul Auster qui écrit mes romans, jusqu’au journaliste qui affirme que c’est Paul qui m’a tout appris de la psychanalyse, en passant par celui qui se permet de commenter mon travail en me prodiguant des encouragements. Dans mon essai, je reviens sur l’opposition entre les sciences qui sont codées comme étant masculines, et les arts  qui sont codés féminins. Par conséquent, lorsque les hommes s’adonnent aux arts, ils les anoblissent et les virilisent, alors que lorsque les femmes exercent dans la science, ce sont elles qui se virilisent. Il faut prendre conscience de toutes ces formes de sexisme inconscient pour parvenir à les combattre.

Vous avez évoqué – et beaucoup écrit sur – le rôle des émotions dans le processus créatif mais également dans l’apprentissage ou la construction des identités. Vous vous êtes appuyée sur les travaux d’Antonio Damasio qui a mis en évidence les liens entre corps et esprit, entre émotion et raisonnement. Ces travaux n’apportent-ils pas de l’eau au moulin de la dénonciation du sexisme ?

Oui, bien sûr. Cette opposition traditionnelle entre le corps et les émotions qui seraient du côté du féminin, l’esprit et la rationalité qui seraient du côté du masculin, est mise à mal par la prise en compte du fait que le cerveau n’est pas une machine qui raisonne mais un organe de notre corps. Activités cognitive et émotionnelle vont ensemble.  Il faut penser l’humain en dehors de la dichotomie masculin/féminin.

S’il y a une dimension féministe dans votre roman « Un été sans les hommes », votre « Elégie pour un américain » est en revanche un hommage à un homme qui aura beaucoup compté pour vous et joué un rôle dans votre carrière  littéraire et académique.  

Oui, en effet, mon père a beaucoup compté pour moi et dans ce livre qui est un livre pour lui et sur lui, j’ai même utilisé des extraits de ses mémoires. Il s’agissait d’une tentative d’explorer le mystère de la paternité. J’ai écrit ce livre dans un état d’urgence ; c’était comme s’il fallait que je l’écrive, comme si ce n’était pas une décision rationnelle mais une nécessité. Mes livres viennent à moi comme des rêves, ils sont surdéterminés.

Dans mes romans, j’ai écrit en tant que femme et en tant qu’homme, en tant que père et en tant que fils. La lecture et l’écriture sont précisément les deux lieux de la vie où je suis libérée des contraintes de mon sexe, où je ressens cette extraordinaire liberté et ma pluralité.

Vivre, penser, regarder (Actes Sud, 512pp).

Cet entretien a été réalisé et traduit par Georgia Makhlouf. Il est paru une première fois en mai 2013 dans l’Orient Littéraire.

L’Orient Littéraire est le supplément littéraire mensuel du quotidien francophone Libanais L’Orient-Le Jour. L’Orient Littéraire est publié en version papier (le 1er Jeudi du mois) et en ligne.

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L’Orient Le Jour est un Quotidien indépendant, né le 1er septembre 1970 de la fusion des deux journaux L’Orient (fondé à Beyrouth en 1923, par Gabriel Khabbaz et Georges Naccache) et Le Jour (fondé en 1935, par Michel Chiha), qui a ouvert ses colonnes aux plus prestigieux penseurs, chroniqueurs, écrivains et journalistes du Liban moderne. Il jouit d’une large audience au Liban et dans tous les pays où il existe une communauté libanaise.

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