« Sous le ciel clair » de Soo Ja Pracca : À la fin des épreuves vient le bonheur

Le 25 juillet 1975, à l’aéroport du Bourget, quelques dizaines d’enfants coréens débarquent d’un avion en provenance de Séoul. Ils sont ensuite répartis aux quatre coins de la France pour démarrer une nouvelle vie avec leur nouvelle famille. Parmi eux se trouve Choi Soo Ja, une petite fille de quinze mois abandonnée et trouvée devant un poste de police à Nonsan, petite ville du centre-ouest de la Corée, avant d’être transférée à Séoul pour une adoption à l’international.

Soo Ja Pracca a commencé l’écriture de son livre au cours de la formation d’Aleph « Ecrire à partir de sa vie », et a intégré Le Cercle des lecteurs pour poursuivre son chantier, à Lyon. Sous le ciel clair, aux éditions Ateliers des cahiers (collection littératures, autobiographie), a été publié en octobre 2022.

Sylvie Neron-Bancel : Soo Ja, je sais que vous avez été voir au cinéma, Retour à Séoul, le nouveau long-métrage de Davy Chou. L’histoire d’une jeune fille adoptée par un couple de français, qui revient 25 ans plus tard dans son pays d’origine, la Corée du Sud. Elle décide de retrouver ses parents. Le parcours va être douloureux. Qu’est-ce qui vous a bouleversée dans ce film ?

Soo Ja Pracca : J’ai vu le film Retour à Séoul de Davy Chou et je me suis sentie très proche du personnage principal, des étapes qu’elle traverse, des sentiments qui l’animent, de certains de ses épisodes séoulites. Je crois que beaucoup d’adoptés se reconnaîtront dans le film tout comme dans mon livre, même si chaque histoire est bien sûr différente. Le réalisateur n’a pas été lui-même adopté mais il s’est inspiré de la vie d’une amie Laure Badufle qu’il avait accompagnée lors d’un voyage en Corée où elle avait rencontré son père biologique pour la première fois. J’ai été impressionnée dans le film par l’interprétation de Park Ji-Min, qui a su donner au personnage de la complexité et de la profondeur.

Ce n’est pas en effet un personnage lisse ou transparent. Je trouve que le choix de ne pas arriver à une sorte de résolution à la fin du film où la quête serait terminée, est intéressant car plus proche de la vraie vie. Le personnage aussi a beaucoup de colère en elle, de violence. Elle est forte, entière, sincère et nous touche en plein cœur. La relation qu’elle a dans le film avec son père biologique est bouleversante. Le réalisateur raconte très bien les regrets et les non-dits, la maladresse et la tristesse notamment du père. Cela pose la question du lien après avoir retrouvé le parent biologique. Comment l’entretenir, le faire vivre, l’intégrer dans notre vie ? De part et d’autre, ce n’est pas une chose aisée.

Vous avez vous-même été adoptée et avez éprouvé le besoin de partir à la recherche de votre famille biologique. Vous êtes allée plusieurs fois à Séoul, vous avez travaillé, participé à des émissions de télévision pour retrouver vos parents. Vous avez tenu un journal pendant trois ans, à Séoul. De quoi parlaient vos notes ? Que découvriez-vous chaque jour ?

Je fais partie des deux cent mille enfants coréens qui ont été adoptés à l’international depuis la fin de la guerre de Corée en 1953 et des douze mille enfants adoptés en France.

Comme beaucoup d’entre eux, je suis retournée plus tard dans mon pays d’origine : la première fois lorsque j’avais seize ans, avec mes parents adoptifs puis à l’âge adulte, seize ans plus tard, pour y apprendre la langue coréenne et entreprendre les premières recherches sur ma mère biologique. D’autres voyages ont suivi jusqu’en 2009, année où je décide finalement de m’installer à Séoul et d’y rester trois ans. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à écrire quotidiennement dans des carnets.

Je décrivais ce que j’étais en train de vivre, mes ressentis, mes angoisses, mes doutes, tout ce qui me passait par la tête. Je m’efforçais d’écrire tous les jours. Je crois que ces écrits ont été salvateurs pour moi car ils m’ont permis de prendre du recul, d’intérioriser certaines choses ou au contraire de m’en délester. Ils m’ont permis également d’y voir plus clair et de prendre des décisions difficiles.

« Je suis venue ici chercher quelque chose ou quelqu’un, peut-être simplement des traces, celles d’une identité, de mon identité ».

Des années après, vous décidez que cette histoire, vous avez envie de l’écrire et de la faire lire. Vous vous inscrivez à un atelier d’écriture, à Lyon, commencez à écrire et poursuivez ce travail pendant un an et demi (Modules Ecrire sa vie, Cercle des lecteurs, Poursuivre son chantier d’écriture). Quel rôle ont joué les propositions d’écriture, le groupe, les retours ?

En 2019, j’ai renoué contact avec le père de ma fille et nous nous sommes revus. J’ai eu alors le besoin d’écrire sur la Corée comme pour retracer ce qui s’était passé, pour donner un sens à tout ce que j’avais vécu jusque-là. Je voulais aussi transmettre à ma fille mon histoire, son histoire, pour qu’elle sache qui je suis, d’où elle venait. J’ai procédé d’abord par souvenir. Je pensais à quelque chose qui m’avait marqué ou que j’avais vécu et j’écrivais.

Ce travail réflexif n’était pas évident et j’ai eu alors l’idée de m’inscrire à un atelier Aleph. Écrire au sein d’un groupe avec une écoute bienveillante m’a donné beaucoup de courage. Échanger également avec les autres participants sur nos doutes ou nos difficultés face à l’écriture nous a permis de nous soutenir mutuellement dans cette démarche qui n’est pas toujours facile.

Et puis j’ai progressivement repris mes carnets de Corée pour vérifier certains détails ou la chronologie de certains faits. Les pistes d’écriture m’ont parfois aussi rappelée à d’autres souvenirs ou m’ont forcée à aborder des points plus sensibles ou plus douloureux. Pour ma part, l’écriture n’a pas été régulière. J’ai, entre fin 2019, début du premier atelier et mi-2021, fin du dernier module suivi, traversé de longs mois sans écrire. Je dirais que c’est essentiellement au printemps 2020, pendant la période du grand confinement, que le livre a vraiment pris forme.

« L’instant vécu se fixe à l’intérieur de nous-mêmes mais l’écrire le rend visible aux autres et l’inscrit dans le réel. J’écris donc cela existe ».

L’écriture vous a-t-elle aidé à clarifier, à mettre des mots sur votre quête d’identité ? Avez-vous eu le sentiment d’avoir parcouru un long chemin ? 

Oui pour moi l’écriture est essentielle pour y voir clair. Elle permet de prendre le recul nécessaire et mettre des mots sur ce que l’on ressent ou sur ce que l’on a vécu. Elle rend les choses tangibles et réelles si j’ose dire. Il faut le processus de l’écriture pour les faire exister vraiment. Sans trace écrite, que reste-t-il ? L’écriture donne un sens à la mémoire. L’instant vécu se fixe à l’intérieur de nous-mêmes mais l’écrire le rend visible aux autres et l’inscrit dans le réel. J’écris donc cela existe.

L’adoption est un long parcours qui commence dès la naissance et ne nous quitte jamais. C’est une quête des origines, de reconnaissance, d’amour. Elle est, je crois, sans fin mais le chemin parcouru est le chemin d’une vie. Comme je l’écris dans mon livre, selon le proverbe coréen « A la fin des épreuves vient le bonheur[1] .» C’est le cheminement même de la vie.

Votre récit est un montage de fragments. Vous envisagiez votre vie, comme une succession de séquences comme dans un film, on navigue de Paris à Séoul puis de nouveau en France. Vous avez réalisé plusieurs courts-métrages avant de devenir professeur des écoles. Comment avez-vous travaillé la structure de ce livre ?

C’est amusant, un ami a comparé mon livre à un film de Claude Lelouch. Il voulait parler sans doute des flash-back, des va-et-vient, du grand tourbillon de la vie.

Comme je le disais, j’ai fait appel à mes souvenirs, à des moments que j’ai vécus et j’ai commencé à les coucher sur le papier tels des fragments. Puis, j’ai finalement construit le livre comme un voyage dans mes souvenirs. J’ai voulu aussi je crois livrer cette idée de mouvement, d’allers-retours entre les deux pays, ce chassé-croisé incessant entre les deux cultures, mes deux identités.

Est-ce qu’il y a eu des moments difficiles ou de découragement dans l’écriture ?

Il n’y a pas eu de moment de découragement à proprement parler mais plus des moments d’hésitation. Dois-je poursuivre ? Dois-je en faire un livre ? C’est vraiment lorsque j’ai partagé mon texte avec le cercle des lecteurs que l’idée d’en faire un livre m’est venue. Ce sont eux qui m’ont encouragée dans la voie de la publication. Ce que je raconte dans le livre peut en effet intéresser celles et ceux qui sont concernés de près ou de loin par l’adoption mais aussi toutes les personnes qui ont une identité multiculturelle, un intérêt pour la Corée ou encore les témoignages et récits de vie.

Comment ce livre a été reçu par votre mère adoptive ? Vos proches ?

Je l’ai fait lire à ma mère bien avant sa parution. Ma mère n’est pas une personne bavarde alors je n’ai pas eu beaucoup de commentaires mais quand le livre est sorti, elle l’a relu et depuis il est devenu son livre de chevet parsemé de petits papiers pour marquer les pages qui ont sans doute retenu son attention ou qu’elle a particulièrement aimées. Je sais qu’elle est très fière de moi au fond. Je devrais peut-être regarder discrètement les passages qu’elle a retenus pour en apprendre plus. Mes amis, pour la plupart, me disent qu’ils découvrent des choses qu’ils ignoraient sur moi, qu’ils ne soupçonnaient pas, même s’ils étaient témoins de mes nombreux allers et retours entre Paris et Séoul.

Avez-vous des retours de lecteurs ?

Le livre reçoit un bon accueil. Les adoptés s’y reconnaissent. Les parents adoptifs sont un peu ébranlés car le livre n’est pas facile à lire pour eux. Parler du rapport à la mère biologique peut être déstabilisant pour celle qui vous a élevée. Cela demande un certain décentrage, beaucoup d’amour et d’empathie, mais le livre leur permet aussi une autre lecture de ce qu’ils vivent eux-mêmes avec leurs enfants adoptés. Il les aide parfois à mieux comprendre leurs réactions, leur quête ou ce qu’ils traversent.

Le livre parle aussi aux personnes qui aiment la Corée, qui y ont eux-mêmes vécu ou qui s’intéressent tout simplement à la culture. Les anciens expatriés me disent que le Séoul que je décris est fidèle à celui qu’ils ont connu et que lire mon livre les replonge dans la ville qu’ils ont tant aimée. Une autre lectrice, d’origine étrangère mais ayant grandi en France, me disait l’autre jour qu’elle se reconnaissait dans mon livre par rapport à la quête des origines et à l’appartenance multiculturelle.

Votre livre a été publié par une maison d’édition française, L’atelier des cahiers, qui a des liens avec la Corée. Sera-t-il traduit en Corée ?

Le livre est diffusé en France bien sûr mais également au Québec, en Suisse, en Belgique et en Corée du Sud. Pour l’instant, il n’a pas été traduit en coréen mais j’aimerais beaucoup évidemment qu’il le soit un jour.

Est-ce que vous pouvez nous lire la première page de votre livre ? Ou un autre passage ?

LE VOL (Paris, septembre 2006)

Ils ont tout emporté. Mes vêtements, mes bijoux, ma caméra. Je n’étais pas là ce soir-là. C’était un vendredi. C’est Tony, mon petit ami, qui a découvert l’appartement. La porte était ouverte et ce qui restait de nos affaires jonchait le sol. Il me l’a dit. J’étais à Lyon pour le week-end. C’est mieux ainsi. Le traumatisme sera moins grand. Il a fait venir la police pour constater. Constater quoi ? Que le vol avait bien eu lieu. Que mes affaires n’étaient plus là. On constate ce qui n’est plus. Ce qui a été le plus douloureux ? Ma caméra. Elle portait encore les images de mon voyage en Corée. Les images que j’avais tournées et qui devaient devenir un documentaire sur la recherche de ma mère biologique. Tout était dans cette cassette. Ces moments de vérité, ce cheminement que je voulais offrir à moi-même et au regard des autres. Quête vécue et filmée en direct sous l’angle d’une caméra subjective au poing. J’avais tout filmé.

[1]고생 끝에 낙이 온다

Soo Ja Pracca, Sous le ciel clair, Ateliers des cahiers, collection littératures, autobiographie, 2022

S.N-B.