Un membre permanent de la famille – Russel Banks

Crédit photographiques: Jaymyang
Crédit photographiques: Jaymyang

Cette semaine, Martine Leroy-Rambaud vous propose d’écrire à partir du roman « Un membre permanent de la famille »(Actes-Sud). Envoyez-nous vos textes (1500 signes maxi) jusqu’au 15 octobre à: atelierouvert@inventoire.com.

Extrait

« Il y a deux autres personnes dans le magasin : une grande Noire au visage gris, dans la trentaine, et un Chinois d’âge mur, voûté, muni d’une écritoire à pince, qui doit être le mari de la caissière (…) La Noire a des hanches volumineuses qui entrent difficilement dans son jean trop étroit, et elle porte une chemise d’uniforme de société vert foncé avec le prénom Charlotte brodé sur la poche de poitrine droite. Elle a l’air d’avoir passé toute la nuit à nettoyer les sanitaires du centre médical Mont-Sinaï. Billy aussi est resté éveillé toute la nuit à emballer ses affaires pour quitter son appartement condamné. Il sait comment elle se sent. Plus ou moins. Dénuée de tout espoir. Et invisible. Mais pas pour lui : Billy la voit, et s’il peut la voir – si une autre personne arrive à savoir qu’elle n’est pas morte, qu’en dépit de tout elle a encore du ressort -, alors elle n’a pas à se sentir désespérée, pas vrai ?

(…) Elle extrait de la poche arrière de son jean une enveloppe froissée et se met à examiner une liste écrite dessus. Elle pose l’enveloppe bien à plat sur le comptoir et, prenant un stylo-bille dans un pot à stylos près de la caisse, elle se penche sur l’enveloppe et raye les deux premiers articles de sa liste. Billy jette un coup d’œil par-dessus son épaule et lit les mots écrits en grandes majuscules :

DISTRIBUTEUR

COURSES

PAYER ELECTR.

COIFFEUR

TEL. ETHYLEEN

Cette liste a quelque chose qui noue l’estomac de Billy, le contracte comme un poing. Il a l’impression que toute sa vie est écrite là (…) C’est tout, c’est la liste qui constitue sa vie. Billy se demande quel genre de liste il composerait, lui, pour représenter sa vie. »

Suggestion

Ce passage figure dans une nouvelle de Russel Banks, « Un perroquet invisible », qui fait partie du recueil Un membre permanent de la famille (2013 et Actes-Sud, 2015, pour la traduction de Pierre Furlan).

Et si, vous-même, vous imaginiez une liste de tâches et de courses écrite par un personnage ? En quoi cette liste pourrait-elle refléter sa vie ? Pourriez-vous, à partir de là, imaginer le personnage et écrire, en un feuillet que vous nous enverriez, sa biographie imaginaire ? Elle serait constituée de brefs fragments, ne respectant pas nécessairement la moindre chronologie, mais illustrant les joies, les peines et les dilemmes éventuels du personnage retenu.

Lecture

Russell Banks, né en 1940 à Newton, dans le Massachusetts, est considéré comme l’un des écrivains majeurs de sa génération. Depuis Family life, paru en 1975, il est l’auteur d’une vingtaine de livres, parmi lesquels plusieurs recueils de nouvelles et les romans Affliction (1989 et Actes-Sud, 1992), American darling (2004 et Actes-Sud, 2005) ou Lointain souvenir de la peau (2011 et Actes-Sud, 2013), tous traduits dans autant de langues et parfois portés à l’écran, comme De beaux lendemains (Actes-Sud, 1989).

Un membre permanent de la famille compte douze nouvelles, centrées sur le quotidien de personnages confrontés, à un moment charnière de leur vie, à un choix. Par exemple, un vieil homme qui vit dans un mobil-home choisit de braquer une banque pour ne pas être à la charge de ses fils. Ou bien une femme vient passer quelques jours auprès d’une amie qui vient de perdre son mari. Ou bien un couple traverse les États-Unis en camping-car. Ceux-ci sont, comme les autres personnages du recueil, des Américains ordinaires. La patte de Russell Banks consiste à nous faire entrer, sans voyeurisme, dans l’intimité des gens – à nous faire toucher au plus près ce qui les bouleverse et qui nous concerne. On ressent un grand élan d’identification, de l’empathie en somme, pour ces gens de la lower middle class américaine, souvent laissés pour compte et confrontés à des difficultés sociales et existentielles inextricables. On rit, on pleure, on est ébranlé par l’humanité qui se dégage de ces textes. On reste, aussi, impuissant à résoudre leurs dilemmes. Et ces héros anonymes du quotidien s’éloignent sans plus jamais nous quitter tout à fait.

 M.LR

Martine Leroy-Rambaud est journaliste et conduit des ateliers d’écriture en Anjou pour Aleph-Écriture, notamment un atelier ouvert en librairie et un stage « Écriture et œnologie ».

Retrouvez ses prochaines formations ici.

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