Vos textes à partir de: Guinevere Glasfurd « Les mots entre mes mains »

En décembre, Alain André vous proposait d’écrire à partir du premier roman de l’Anglaise Guinevere Glasfurd, Les mots entre mes mains (2014 et Préludes, 2016). Voici les 4 textes que nous avons sélectionnés, plein de la fantaisie induite par les mots et les jeux de mains.

 

Nicolas Vaissière

Il s’est approché de moi. Je vois son reflet dans l’aquarium. Un homme en costume, l’air sérieux. Un peu perdu. C’est marrant, son image se mélange aux poissons, qui passent à travers comme si de rien n’était. C’est comme s’il était plongé dans l’eau, son costume trempé.

Je sens qu’il va craquer. Un petit garçon seul, ça interroge. Il jette des coups d’œil vers moi, puis autour. Je le vois à son reflet. Je garde les yeux fixés droit devant, comme si j’étais captivé par le ballet des poissons. C’était vrai avant qu’il arrive. J’étais si content d’avoir l’aquarium juste pour moi. J’adore regarder les requins tourner en rond, et les raies, les tortues, et les murènes cachées dans les rochers. Qu’est-ce qu’un type pareil fait ici ? Il n’y a que des familles qui sourient, des enfants qui crient au lieu de s’intéresser.

Je sens qu’il va me parler. M’interroger. Je réciterai ma leçon. Il sera impressionné que je connaisse tous ces noms de poissons à mon âge. Je ne lui dirai pas que c’est mon oncle qui m’apprend tout ça, sinon il demandera pourquoi pas mon père, je devrai expliquer et il prendra l’air apitoyé. Je déteste quand les gens font ça. On dirait un homme d’affaires qui a raté son train. Son reflet est tout gris, un peu transparent, comme un fantôme noyé. Il a l’air si triste. S’il pleurait, ça ne se verrait même pas. Les larmes seraient avalées par l’eau, emportées par le ballet des poissons.

Allez, je vais le regarder. C’est moi qui vais parler. Il a l’air si seul, après tout.

N.V.

 

Janie Den Boer

Joli fruit

J’émerge en sursaut d’un sommeil opaque. Une fois encore, je m’éveille trop tard….Je n’ai pas entendu la clé dans la serrure, pas plus que le bref claquement des chaussures à talons laissées à la porte, pas davantage un cliquetis de cuillère dans la cuisine, ni même une légère toux hivernale.. Et si elle n’était pas venue ?

Chaque jour, au petit matin, la douleur m’éveille, je prends des cachets et me rendors profondément. J’enrage de ne m’éveiller qu’après son passage.

Mon regard balaie la surface encombrée de la table de nuit. Je cligne des yeux… Dans le gris du matin explose la couleur insolente d’une mandarine. Le fruit rebondi à l’écorce luisante se tient au beau milieu d’une soucoupe de porcelaine verte à liseré d’or, que je devine choisie avec soin.

A coté de l’assiette, je trouve délicatement refermé, le livre que j’ai laissé choir au petit matin. La page est marquée d’un petit morceau de papier joliment plié, tel un origami. Les mouchoirs froissés ont disparu et aussi les capsules cabossées des médicaments. Le bord du verre luit sous la lampe, sans trace de lèvre ou de doigt.. Mon drap est lisse, le dessus de lit en place.

J’approche ma main du fruit orangé, doucement, comme pour ne pas l’effrayer. Je caresse la mandarine d’un doigt précautionneux, puis referme sur la boule colorée ma main impatiente. Je la porte à mes narines puis à mes lèvres. Un léger coup d’ongle dans l’écorce libère l’odeur fraiche et fruitée. Je résiste à l’envie de mordre le fruit. Non, je vais laisser la mandarine en place, sans y toucher davantage. Sera-t-elle intriguée au point d’attendre mon réveil pour s’assurer que je vais bien?

J.D.B.

 

 

Inès Dalery-Glasfurd

 

La fille regarde la mère, une culotte de coton blanc à la main, une culotte d’enfant dont le fond est taché de brun. Le silence de la mère et ces mots : c’est normal je reviens, et la mère disparaît. La fille attend, elle sait, elle est fière, fière de cette culotte tachée qui la consacre femme, elle s’amuse, elle guette la mère au tournant, va-t-elle se décider à parler, à prononcer ces mots imprononçables ? La fille peut l’aider, elle les a cherchés, c’est fou ce que l’on trouve dans les dictionnaires, elle en a toute une collection, elle pourrait les énumérer. La mère est revenue avec un paquet. Elle pose sur la table de la cuisine de longues bandes de tissu blanc, plus fines aux extrémités, en éponge épaisse au milieu. La fille en compte six puis elle découvre deux épingles de nourrice et cette drôle de ceinture en élastique flanquée de deux boucles symétriques. La mère commence la leçon, la leçon mode d’emploi du harnachement mensuel, la fille pense au mot mystérieux prononcé par une copine, à un petit cylindre cotonneux, à un autre mode d’emploi, si pratique mais… réservé pour celles qui ont couché. La fille se tait, elle déteste la leçon, la leçon du harnachement de son corps, de son corps contrôlée, de son corps de femme lié à la mère par le sang, celui de l’eau rougie de la cuvette émaillée où il lui faudra déposer les linges souillés avant de les laver.

I.D.

 

Marion Gourdin

Cerf-volant

Je le regarde manipuler le cutter. Il me fait peur. La lame tranchante me rappelle la balafre sur la joue de mon père, après que je l’ai surpris me tournant le dos, penché sur le lavabo. Je braillais à gros sanglots parce qu’Émilie m’avait volé mon vélo. J’ai vu le reflet de son visage dans le miroir se tacher soudain de sang. Terrifiée je me suis tue tout net, et j’ai fui en courant.

Je suis assise au milieu de la classe, curieuse et silencieuse. La récréation est déjà bien entamée, mais nous avons pris du retard dans notre atelier, et notre cerf volant n’est pas terminé.

Le maître taille les armatures de notre futur objet volant non identifié. L’objet n’a pas encore grande allure, avec ses ailes en papier mâché, et son corps en sac poubelle. Mais tout est fait pour que l’oiseau en devenir soit apte au vol, et que l’on s’émerveille à son envol.

Le maître est concentré, mais ses traits sont détendus. Mon regard se perd dans sa barbe épaisse, qui contraste avec son crâne dégarni. C’est sûr lui ne se coupe pas le matin devant sa glace. Ses gestes fluides et agiles, ses mains, grandes et habiles, me rassurent. Les autres sont partis s’amuser dehors. Moi j’aimerais rester ici tout l’après midi, et plus tard encore.

Un cri court et sec rompt ma rêverie. Je fixe l’arme redoutable avec laquelle le maître a donné un dernier coup, tranchant. Le pouce est entaillé ! J’ai crié de surprise mais lui sourit déjà, se lèche le doigt. Me lance un clin d’œil assuré. Je porte mon pouce à ma bouche, ferme les yeux.

M.G.

 

Partager