Vos textes à partir de «Nirliit» de Juliana Léveillé-Trudel (2/2)

Il y a 15 jours, Pauline Guillerm vous a proposé d’écrire à partir du roman de de Juliana Léveillé-Trudel. Cette proposition autour de l’évocation d’un grand espace a inspiré une vingtaine de textes beaux et sensuels. Nous en avons choisi 10 et vous remercions de votre participation !

Yvette Autricque

Le chemin de l’Inca

Depuis le village de Aguas-Calientes, je suis ces femmes indiennes qui, chaque jour, rejoignent le sommet de la montagne sacrée. Mon regard se tourne vers les cimes granitiques des Andes que les nuages profonds ne parviennent à cacher totalement. Le vent est stoppé entre ces sommets, les masses cotonneuses jouent librement dans l’immensité du lieu. C’est le silence, celui de l’altitude, celui du vol de l’oiseau, celui du soleil qui se découvre entre les blocs embrumés. Au pied du site, je me sens minuscule, et proche de ces indiennes. Elles sont dignes, chapeau blanc et marron, jupons multicolores, enfant et légumes enserrés dans un immense châle sur le dos. Elles mâchouillent la chique de coca pour se donner du courage.

On monte. La montagne est verte, grise, boisée, touffue. Elle est immense, inaccessible, irrésistible ; ça sent l’herbe humide, ça sent le bois humide, les feuilles, l’humus. La moiteur de cette matinée de printemps envahit mon corps. Les indiennes gravissent d’un pas assuré le sentier boueux et escarpé. Il pleut, les cimes se cachent derrière les nuages immobiles, le soleil parfois se met de la partie, avec des clins d’yeux qui ouvrent la voie. On continue, je scrute le sommet quand se découvre lentement la majesté d’un immense plateau. Entre ciel et terre, le chemin de l’Inca nous dévoile ce qui fut forteresse, temple, terrasses de cultures, toute une ville avec ses ruelles et fondations. La solitude est poignante, les énormes blocs de granit témoignent en silence et me parlent du royaume disparu.

Y.A.

Lysiane Panighini

Là bas je n’y allais jamais.

Trop loin, trop abrupte, trop isolé, ce chemin je le craignais un peu.

Un jour, à la fourche, au lieu de bifurquer sur la gauche, mes jambes prises d’une indépendance non coutumière, me désobéirent.

C’est ainsi que, sans mérite et au détour du sentier, je découvris une vallée tapissée de coquelicots.

En un instant, elle s’empara de mon regard, m’isolant ainsi de tout ce qui n’était pas elle.

Partout le rouge dominait. Telle une coulée de lave, il embrasait l’horizon en dévorant au passage le vert des herbes sauvages.

Plus proche de moi, la lumière cherchait à s’insérer là où c’était encore possible.

Les rouges devenaient oranges, transparents comme un vitrail, les verts s’attendrissaient.

Seul, le noir des pistils persistait.

Parfois une brise s’enhardissait et faisait ondoyer toute la vallée.

Des vagues de rouges et de verts faisaient alors apparaître une mer improbable mais plus vivante que n’importe quelle mer des Caraïbes.

Au lointain, les détails se perdaient dans l’incertitude.

Mon regard rencontra un instant le silence du ciel violet, puis, impatient, retourna vers le bruissement des couleurs indomptées.

Cette beauté brute, sans artifice, réveillait en moi une émotion indicible.

Sans partage possible par les mots, forcément limités, forcément réducteurs.

Jusqu’à ce que le soleil eut carminé les vermillons et fatigué les verts, jusqu’à ce qu’il eut

transformé la vallée en un autre terrain de jeu…

Je me sentais vivante en étant là.

Juste là.

L.P.

Hélène Franchini

La traversée de l’Atlantique

En regardant l’horizon, je pense à ma mère. Elle ne le verra jamais en cercle autour d’elle, comme je le vois. Le jour de mon départ, elle pleurait. Elle ne sait pas que je pense à elle, mais je sais qu’elle pense à moi, sur ma coquille de noix.

Longtemps après que le soleil a disparu, je distingue encore sa lueur dans le ciel déjà sombre. Mon coéquipier va se coucher, je prends le premier quart. Peu à peu les encres se confondent. Ciel et mer ne forment plus qu’un immense trou béant et noir. Insondable. 

Une étoile apparaît, droit devant. La première nuit, je l’ai confondue avec le feu d’un navire. Bientôt, elle sera rejointe par des milliers d’autres, suspendues au-dessus de ma tête comme autant de boules de Noël. 

Noël, dans trois jours. Noël sur l’océan.

Debout dans le cockpit, je scrute la nuit jusqu’à ce que mes yeux me piquent, de sel et de fatigue. Le gilet pèse lourd sur mon cou et mes épaules. Parfois je m’assieds. Les yeux fermés, je me laisse bercer par le roulis et les grincements. Mais j’ai peur de m’endormir. Je me relève, je m’étire. L’air est doux, presque tiède. Je ne vois pas la mer mais je la sens, comme on sent battre le cœur de son amant. Je la respire, je la goûte sur mes lèvres. Chaque étoile est une bonne fée qui veille sur moi. Je suis seule au monde, amoureuse de l’univers. Heureuse.

Muriel Etcheber

Le nid

L’espace n’est pas très grand, quelques centimètres. Je suis toute petite, infiniment petite. Il semble immense parce que je suis une graine. Il est immense pour moi.

Je flotte. Une sorte de tube palpitant me relie à …

Balancée, bercée, par un flux et reflux de liquide parfumé. Ce liquide m’apprend les saveurs. J’avale, je déglutis ; l’espace qui me contient s’est resserré ou bien j’ai grandi. Le liquide est tout autour de moi comme à l’intérieur de moi.

L’espace aquatique, mouvant, est sonore. Battements réguliers, lents (elle dort) ou rapides (elle monte un escalier), bruits impossibles à identifier qui résonnent à travers l’amnios. Sons à mes oreilles : chansons douces, klaxons, curieux gargouillis ; tout est atténué, sourd, doux. Une symphonie de bruits ; je danse. Je caracole.

Peu de lumière (il fait grand soleil) ou obscurité totale (c’est la nuit). Je vois avec ma peau. Le liquide est tiède, juste comme il faut. Il me masse, me chatouille ; passe entre mes futurs orteils. Balancée, bercée comme une algue sur son rocher au gré des marées.

Mon dos s’appuie contre une paroi ferme mais souple, chaude. Mes pieds poussent et reconnaissent la paroi ferme, souple. Mes mains, ma tête, cherchent la paroi. Elle est un peu spongieuse, moelleuse. Une membrane protectrice m’enveloppe.

Je me roule en boule ou me déplie au gré de ma veille, de mon sommeil. J’explore l’espace qui me nourrit. Je fais connaissance avec mon corps ; il se transforme et me surprend.

Cet espace est mon nid.

M.E.

Patricia Larrignon

Figure toi le plus grand espace qui soit : un espace sec, ardu, un espace rocailleux, aux tonalités rougeâtres, un espace infini composé d’un nombre insensé de couches sédimentaires juxtaposées. Cet espace surplombe vertigineusement le lit du Colorado qu’on aperçoit tout au fond, tout au fond et d’un bleu cascade onirique, comme je n’ai pourtant jamais osé en rêver. On scrute le canyon jusqu’au point d’horizon le plus éloigné, on se demande où il aura décidé de s’arrêter, peut-être nulle part…

Le soleil couchant magnifie encore le spectacle qui s’offre à mes yeux : la couleur du ciel se rapproche de celle de la roche, d’abord d’un rouge flamboyant, puis d’un jaune orangé. J’ai presque l’impression que le ciel et la roche s’enflamment sous mon regard fasciné.

Et moi, je suis là, j’observe, j’observe depuis ma petitesse toute cette immensité, assis au bord du précipice, je suis là et j’observe. J’observe et j’écoute, j’écoute poindre le cri du coyote, du moins je l’imagine. Si proche du vide, je me sens soudain comme happé, happé vers ce vide qui agit sur moi comme un aimant. Je recule alors, coute que coute.

Puis, tout à coup, s’infiltre puissamment dans le gouffre un vent catabatique. Au loin pointent des éclairs. Deux charognards à l’air belliqueux tournoient dans les airs.

Il est grand temps de rentrer. On nous l’a dit, ici, en Arizona, les orages peuvent faire très mal. Je ne tiens pas à prendre davantage de risque. »

P.L.

Crédits photos: DP

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