Vos textes, à partir de « Palabres » de John Berger (2/2)

Il y a 15 jours, Hélène Massip vous a proposé d’écrire à partir de Palabres de John Berger (Éditions de l’Olivier, 2018). Sur les nombreux textes reçus, de grande qualité une fois encore, nous en avons sélectionné 10, que nous vous proposons en 2 articles (de 5 textes chacun), afin de mieux les mettre en valeur. Voici le second. Bonne lecture !

 

Roland Dauxois

 

Yeux baissés, mains usées et moites, visages ensommeillés, ils sont là comme si toute leur vie prenait sens dans cette seule attente, lui il vient tous les jours non pour remplir son sac mais pour faire le plein de chaleur humaine. Un homme seul sur scène : une plage, une grande voile blanche qui crève la brume, le récitant nous conte l’histoire d’un homme : ancien clochard, il travaillait à la cantine du centre, un acte administratif et Raymond 44 ans est fortement convié à suivre une formation pour une réinsertion dans la vie active, Raymond ne dit rien, il a peur mais il se tait. Projection du visage de Raymond sur la voile de la grande barque, on entend la houle qui frappe la coque. Il tangue, arrive à la hauteur de la caissière, il tend son sac et son porte-monnaie, elle lui dit qu’il n’a pas assez, elle prend le sac, le dépose derrière son siège et sans un mot se tourne vers le client suivant, lui titubant se dirige vers la sortie. Fracas du rideau de fer qui se lève, une écume électrique éventre l’obscurité de la salle, nous arrache au décor, un véhicule de secours passe toutes sirènes hurlantes. Raymond s’éloigne dans cette nuit du 8 au 9 octobre 1989 où il est mort de froid. C’est cette dernière vision que nous emporterons après cette représentation des naufragés d’après le livre de Patrick Declerk. Le lendemain sur le journal découverte sur un parking d’un corps, il s’appelait Georges, vivait en foyer, il n’avait pas cinquante ans, une enquête est en cours.

R.D.

 

Cécile Quiniou

UKULELE

Le rayon des fruits et légumes bourdonne. Le rouge, le vert, le jaune s’entrecroisent, se superposent, se récrient, se battent à qui mieux mieux. les clients se ruent sur les  melons en promo : moins d’un euro la pièce. Certains s’échappent, roulent sur le carrelage vers une autre destinée. L’un deux a opté pour la poissonnerie, se glisse sous une palette.

Après un voyage long de sept ans et près de cinq milliards de kilomètres parcourus dans l’espace la sonde américaine Stardust redescend sur Terre avec les soutes emplies de poussières de comètes.

La caissière demande de l’aide au téléphone, à cause d’un prix qui n’est pas affiché. Je n’aurai pas le temps de vider le coffre et préparer le repas avant le retour des enfants.

Ils ont trouvé parmi les poussières, la glycine, un acide aminé. Cette découverte conforte la théorie selon laquelle les comètes auraient pu contribuer à l’apparition de la vie sur Terre.

Chaque vendredi soir, sur la place Toata, les polynésiens s’installent quand le soleil est moins brûlant. Là, à faire tourner le veau à la broche. La joie s’invite. Aux derniers rayons du soleil, le son d’un ukulélé s’échappe et se répand. Personne ne s’arrête. Je reste à distance, sur un rebord. Me laisse saisir par l’espace. Une ivresse me gagne. Je me dissous dans la nuit polynésienne qui tombe aussi vite qu’un rideau. Des voix s’élèvent. Fusionnent avec la mélodie. L’instant se fige. Parfait. Pur. Je le garde pour moi, pour plus tard.

Le parking est à deux pas.

C.Q.

 

Isabelle Vigier

Fouler la terre

Le groupe se met en marche. Mon poids, l’arrêt récent du tabac, j’ahane en arrière. On s’engage sur la montée du Puy Griou. Pierre, le guide, avertit, ce sommet est long, éprouvant. Je sue à grosses gouttes. Grisée par l’oxygène, je contemple les monts du Cantal, si verts, presque doux. Le bien-être arrive, malgré le souffle court et le ruissellement dans le dos.

On s’accorde une pause : un champ de myrtilles s’étend devant nous. À l’assaut !

Repus, on redémarre. À présent des Aubrac paissent sur une estive. Pas le choix, pas d’autre chemin, cernés par des éboulis traversée forcée. Des meuglements inquiétants au passage.

Aériens, les danseurs de cette rue de Paris. Ils évoluent au son obsédant de percussions s’échappant d’un ampli. Les mêmes mouvements, les mêmes courses à travers la place. Parfaitement coordonnés, hormis ce grand brun à contretemps qui casse l’harmonie de l’ensemble.

Ce matin, avant de descendre prendre le petit-déjeuner, j’écoute la radio. Aucun pays ne veut de l’Aquarius. L’Espagne, un faux espoir. 141 personnes attendent en mer de fouler la terre. Reculade de Pedro Sanchez. Somaliens, Erythréens, parmi eux 67 mineurs, bloqués entre Malte et l’Italie. Matteo Salvini provoque la Grande-Bretagne : qu’ils assument le sauvetage. 5 bateaux sont passés à côté de l’Aquarius sans stopper leur route.

Mal assurée, je fixe une grosse vache à peine troublée par un essaim de mouches. Pas soulever le bâton de marche, pas de geste brusque, du calme. Les consignes de Pierre.

I.V.

 

Claire Cornet

Brocante au quartier du Bout Galeux. Spontanément, deux files de badauds se sont formées, l’une remonte la rue, l’autre la redescend, serpentant le long des étals, comme de grosses chenilles musardes. Je piétine, arrêtée par un dos penché sur un carton de peluches. Un cabas à roulettes me cogne les chevilles. Pardon madame.

Hier, audition de Christine Blasey Ford devant la Commission judiciaire du Sénat américain. Elle a raconté sa peur d’une voix étranglée. L’autre, l’accusé, il grimaçait, levant le cul de sa chaise, comme si elle le brûlait. Il a froncé le nez d’un coup sec juste avant de clamer son innocence.

Les visages sont tournés vers les marchandises. On s’arrête, on tâte, on retourne un ravier à fleurs roses, on tire sur un enchevêtrement de colifichets. Mes yeux cherchent et s’attardent sur une Barbie qui tend ses bras pointus, un moulin à persil orange, une clé rouillée.

Fanfan jongle sur l’herbe. Les balles fusent de ses mains papillonnantes, tournent en cercles rapides. Le menton levé, il les suit attentivement des yeux. Il donne à son bassin un petit rythme de croisière.

Je m’accroupis et fais défiler sous mes doigts des vinyles. Iron Maiden, Dalida, Stevie Wonder…Combien pour ce Balavoine ?  Un euro ? C’est bon, je le prends. Je pose ma pièce dans une mitaine en jacquard multicolore.

Fanfan sautille. Il enchaîne les figures, croise les bras, soudain inverse le sens des balles qui glissent puis bondissent haut dans le ciel et retombent en cascade insaisissable.

C.C.

 

Geneviève Zendher

 

Chaque mardi, dans la petite salle ronde, face à la grande baie vitrée qui donne sur la rivière, j’apprécie le rituel de démarrage du cours de yoga. Nous déplions les tapis en cercle, petits ilots de couleurs. Au sol, on place son dos dans l’axe des hanches, les jambes croisées en lotus. Le « hom » est psalmodié en cœur, les souffles s’accordent. Chacune se concentre.

Les 25 adolescentes ont répété cette chorégraphie des centaines de fois. C’est la fête de la musique et donc, je leur ai demandé de danser sans musique. Nous parcourons les rues de Valence. Elles se lancent dès qu’un espace leur convient. A l’écoute du groupe, elles sont en capacité de coordonner leurs mouvements sans l’aide du rythme. Elles sont magnifiques. Elles ne le savent pas. Il y a un moment où le public applaudit à tout rompre. Elles regardent autour d’elles et réalisent que plus de 300 personnes ont suivi leurs évolutions dans un silence impressionnant.

Les mouvements d’étirements s’enchaînent, les bras s’ouvrent, les jambes se déplient, les dos se détendent.

Lorsque j’ai allumé la télévision, une tour s’était déjà effondrée.  On voyait des personnes agglutinées aux fenêtres de la seconde. Un homme agitait une pancarte avec un SOS peint en rouge. Tout en bas, de minuscules silhouettes noires et blanches sortaient en courant. D’autres les croisaient pour entrer dans le bâtiment. Il parait que de nombreux pompiers sont morts ce jour-là.

Mon genou est douloureux. Je grimace un peu et ma voisine me sourit.

G.Z.

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