Vos textes, à partir de « Palabres » de John Berger (1/2)

Il y a 15 jours, Hélène Massip vous a proposé d’écrire à partir de Palabres de John Berger (Éditions de l’Olivier, 2018). Sur les nombreux textes reçus, de grande qualité une fois encore, nous en avons sélectionné 10, que nous vous proposons en 2 articles. Bonne lecture, et un grand merci à tous pour ces textes si poétiques !

 

SUR LE FIL

Dorothée Chaoui-Derieux

Moderato cantabile

La moiteur de la salle et la blancheur des néons nous assomment. Mon adversaire est en sueur, moi aussi. J’essuie le manche de ma raquette sur mon teeshirt.

Les mains volent sur le piano, éclairé par un spot de lumière blanche. Tout autour c’est le noir absolu, seule la lumière est habitée par la musique. Les mains cabriolent, les doigts virevoltent, le rythme s’accélère, l’étau lumineux se resserre.

Cette année le 14 juillet tombe en pleine semaine, nous pourrons dormir quelques heures supplémentaires pour la France.

Gueule de bois

Café à la main, j’allume mon téléphone au réveil. Quelques secondes plus tard un bip retentit. J’ai autorisé les notifications. Hier soir un feu d’artifice sur la Promenade des Anglais, ce matin un tombeau à ciel ouvert. Un camion lancé à toute vitesse. Des familles, des enfants.

Des accords puissants et graves de la main gauche, un enchaînement plus léger de la main droite. Une voix s’échappe du halo de lumière, le pianiste accompagne son morceau d’une douce mélodie.

Le volant vient s’échouer de l’autre côté de la ligne, point pour moi.

Game over

On n’entend plus que la main droite, qui joue dans les sons très aigus. Le rythme ralentit, les notes s’effacent, l’obscurité aussi. Lumière.

Je reste abasourdi. Mon café refroidit, mon esprit aussi. Foutre en l’air la vie de tant d’innocents. Et de ceux qui restent.

De colère mon adversaire donne un coup de raquette sur le filet qui se déforme. L’arbitre intervient. Carton rouge, fin de partie.

D.C.

Marie Vautier

PLONGER

 

Ajuster les bretelles du maillot, l’élastique sur la fesse. Avancer pieds nus vers la douche. Cascade d’eau, chair de poule. Dans le bonnet la tresse, lovée tel un serpent endormi. Sous le jet d’à côté, une femme, yeux fermés, se savonnant. Sur la scène, dimanche, la danseuse de flamenco s’est avancée, sinueuse dans sa robe rouge sombre, et l’éclairage a changé, déposant sur ses cheveux de jais des flammes orange. Elle s’est figée, suspendue au bord d’un abîme invisible, puis s’est retournée d’un coup, menton levé, une torsion de tout le corps, un claquement de talon, unique, terrible, et l’homme au chapeau noir face à elle, le danseur prodigieux, a martelé le sol à son tour, une fois, deux fois, clac ! clac ! Au fur et à mesure que je monte l’escalier, les sons caverneux se précisent, et l’odeur âcre du chlore, en haut j’entre dans un ventre immense, moite et bleu, ourlé de buée. Une fillette en maillot rose court au bord du bassin, sa peau a des reflets bleutés. Elle me frôle, luisante et fraîche. Sous mes pieds les dalles sont striées, humides. Je voudrais m’élancer, fendre l’eau. Tension, plongeon, dissolution. À la télé hier soir, les grappes humaines accrochées au bateau sous un soleil de plomb. Une silhouette s’est détachée et a glissé le long de la coque rouillée, comme une larme noire, au-dessus des bras se sont agités, une bouée orange a été lancée. Magnifiquement gainée de noir je suis au bord du bassin, les orteils dépassant du rebord, j’oscille doucement.

M.V.

Clémence Aigle

VOIES

            Retrouver le geste adéquat pour assurer son partenaire, la corde qui brûle les doigts, le sentiment terrifiant d’avoir la vie de quelqu’un entre ses mains.

Elle se lance, hésitante devant la verticalité. Six ans qu’elle n’a pas grimpé. Elle n’a jamais eu un niveau remarquable, ni même de l’affection pour cette salle, son odeur mêlée de celles de pieds, de magnésie et de sueur. Mais lui revient ce goût vaniteux du défi et la légère ivresse du vertige.

Elle progresse bien au début, puis où mettre son pied? Elle se sent sans grâce, ferme les yeux. Un circassien très noir de peau s’envolant et retombant au ralenti sur un immense trampoline avec une délicatesse indescriptible. A chaque saut, son insolite robe carmin se soulève et se dépose autour de lui comme un sublime coquelicot.

Sa main agrippe un galet de plastique vert et rugueux. Les avants-bras en feu, elle change  rapidement de position. Elle aura au moins réussi ce geste-là. Mais encore cette image ignoble, malheureux fruit de son imagination. Les médias n’avaient pas eu l’indécence de montrer ce pauvre directeur d’usine décapité. Pourquoi cette obsession pour ce fait divers-là? Sans doute la triste conviction qu’un homme dont on a séparé le corps de la tête est encore plus mort.

Déçue, les mains caleuses, elle fait rebondir ses pieds sur la paroi jusqu’à atteindre le sol.

C.A.

 

 

Béatrice Grandchamp

LA PLAGE

Elle arriva sur la plage, déserte en ce début d’après-midi. Elle cligna des yeux devant la mer scintillante sous le chaud soleil de septembre et s’avança lentement, pieds nus dans le sable qui enserrait doucement ses chevilles. Sans marquer d’arrêt, elle pénétra dans la mer dont la fraîcheur la saisit.

Lorsque l’eau parvint à la hauteur de ses cuisses, elle se retourna. Un couple apparut en haut du talus. Précautionneusement, elle marcha vers le large. L’eau lui arrivait maintenant à la taille. Frissonnante, elle lorgna à nouveau vers la plage. Venant de l’extrémité de la baie, trois jeunes femmes marchaient à grands pas en bavardant vivement. Une grosse dame, de l’eau jusqu’aux mollets, progressait lentement. Un cycliste approchait, longeant la plage. Il la regarda. Détournant les yeux, elle sautilla pour se réchauffer, respira profondément et d’un coup s’immergea. Le souffle coupé, elle entama une série de brasses rapides, puis ralentit et s’abandonna à la sensation de son corps fluide dans l’eau fraîche.

Brusquement des images affluèrent – corps tassés, bras levés, bouches ouvertes. D’un coup elle se redressa, scrutant le large. Eblouie, les yeux brûlés par le sel, elle ne distinguait rien. Des cris attirèrent son attention vers la plage; des enfants poursuivaient un ballon en riant. Une musique entêtante bourdonnait dans ses oreilles, sur une estrade de jeunes danseurs faisaient claquer leurs talons, le regard droit fixé sur l’horizon. Vide.

B.G.

 

 

Marie Couderc

MARCHÉ

C’est jour de marché à B.

Il pleut.

Les fruits et les légumes sont étalés sous des parasols qui aujourd’hui portent mal leur nom ; comme le panneau déplié du camion du boucher, ils servent d’abris.

Les clients s’y agglutinent en attendant la fin de l’averse.

D’autres sous leur capuche ou leur parapluie font comme s’il n’en était rien.

Et je suis ce flot de passants qui glissent et se heurtent et s’arrêtent  au gré des rencontres ou des étals.

Mon panier est lourd et bat les mollets.

Ca sent la terre mouillée.

Les explosions s’enchaînent à Fukushima. La centrale nucléaire n’a pas résisté au séisme et au tsunami qui a suivi. La population fuit.

A petits pas, la vieille dame pliée pousse son chariot entre les gouttes.

Des poireaux dépassent. Je ralentis et ne la double pas.

Je connais son visage de pomme ratatinée. Sa capuche en plastique transparent écrase

ses cheveux décolorés.

Hier ils ont récupéré les animaux de compagnie.

Les vaches, les porcs et les poulets ont été abattus.

Une orange roule dans le caniveau emportée par l’eau qui fait ruisseau.

Dans un silence de paix, les voix s’élèvent et la cathédrale gonfle et nous transporte. Le chef dirige l’ensemble et danse dans son costume noir de bel hidalgo. Ses bras n’en finissent pas, ses mains s’envolent et emportent les voix. Il se perche sur ses pointes de pied et s’étire et embrasse son chœur qui ne le quitte pas des yeux. Je ne serais pas étonnée de voir les animaux fantastiques des chapiteaux sculptés s’arracher à la pierre et descendre des colonnes pour mêler leurs facéties aux chants.

Le poissonnier claironne le prix des bars vendues par trois.

La marchande de fromage sourit.

La pluie s’est arrêtée, un bout de ciel bleu écarte les nuages.

M.C.

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