Vos textes à partir de « Un monde à portée de main » de Maylis de Kerangal (1/2)

Il y a 15 jours, Sylvette Labat vous a proposé d’écrire à partir du roman de Maylis de Kerangal, Un monde à portée de main (Verticales, 2018).

Parmi les textes reçus, nous en avons sélectionné 8 !

Merci à tous de votre participation. Nous vous souhaitons une belle fin d’année !

Sylvie Laforêt

D’abord il y eut l’été à traverser avec tous les bouquins dans la valise, partout, où qu’elle allât, en Bretagne chez les cousins, à Dieulefit avec les copains, il y avait Du Bartas et sa Sepmaine qui n’en finissait pas, juste avant les Aliscans, Guillaume d’Orange et Vivien le sublime, Mallarmé, le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui, Pascal aussi et sa pensée de derrière, la seule qui lui restât après tant d’années. Elle en avait soupé pourtant des fiches résumés, elle en avait appris par cœur des citations, elle en avait gratté des pages de dissertations le samedi matin à la fac munie de barres de céréales pour tenir les sept heures ! Elle avait tellement douté malgré les nuits blanches à relire ses œuvres  que le jour où on avait publié les admissibilités, elle, parmi les cinq happy few d’un amphi de deux cents, elle avait conclu à l’erreur, de celles qui forgent un destin ! Et puis il y eut l’oral, une naissance entre temps, le nourrisson au sein, le tire-lait dans la poche, préparer la leçon, sept heures, rebelote, avec la  lymphangite méchamment choppée dans le TGV, saleté de clim ! Tout ça pour l’avoir, mais jamais s’en servir.  Ah pour ça, elle en avait écumé des collèges de banlieue, mais du précieux sésame, qu’en avait-elle fait finalement ? Rien du tout ! Elle avait juste acquis le privilège, bien cher payé tout de même, de ne plus poursuivre, comme la plupart de ses collègues en salle des profs, le rêve chimérique de la décrocher un jour, cette fichue agrég !

SL

Béatrice Grandchamp

Massages

Laure prend une profonde inspiration, ouvre la porte. Une odeur de café. Dans un angle quelques personnes, une tasse à la main. Laure aperçoit des matelas posés au sol le long des murs, des coussins colorés de toutes tailles. Panique – elle a envie de fuir. Trop tard, une femme s’avance vers elle souriante, et chacun se présente, femmes et hommes, jeunes et moins jeunes, timides ou détendus. L’ambiance est bienveillante.

Plus tard Laure est allongée, les yeux fermés. Elle se laisse aller aux mains fermes qui massent son dos, glissent sur ses jambes, abordent les bras, les épaules, la nuque, le crâne. Tout son être se relâche, au bord du sommeil. Maintenant c’est son tour. Accroupie auprès de sa partenaire, tout-à-coup c’est le vide, Laure se sent perdue, son coeur palpite, ses mains moites ne savent plus. La responsable s’approche, prend ses mains dans les siennes, ensemble elles entrent en mouvement, comme une danse – ondes de corps à corps. Brusquement une crampe au mollet, Laure se crispe. Elle s’en veut, elle désirerait tant donner autant qu’elle a reçu. Changer de position, respirer amplement. Sa compagne la guide “oui c’est bon, continue!”

Frictionner, presser, tapoter, caresser, effleurer, modeler, palper, malaxer, rouler, fermement, tout doux, à pleines mains, du bout des doigts, ressentir la peau, les membranes, les os, accompagner les muscles tendus ou souples, denses ou lâches. Laure s’applique, fait confiance à son corps, la peur s’efface. Instant de grâce.

Delphine Langlade

Elle l’a choisi se répète-t-elle. Se lever avec le soleil, aller chercher l’eau, piler le mil pour préparer la bouillie, puis manger et partir aux champs. Le soleil brûle, ses membres sont endoloris, tout son corps lui fait mal, elle serre le foulard sur sa tête, et tente de trouver par des gestes répétés, un automatisme qui lui ferait oublier la douleur. Il y a la soif aussi, le champ est vaste. Elles ne s’arrêtent pas les autres. Elle les regarde et admire leur force, leurs mouvements déterminés. Le pire ce sont ses mains, elles brûlent, tenir la daba est une torture. Mais elle l’a choisi. Une immersion de trois semaines dans un village du Fouta. Elle a mal, elle rentre ivre de douleurs et de fatigue alors que le soleil se couche déjà. Se laver. L’eau froide réveille la douleur et l’apaise à la fois. Elle a mal, mais elle se sent forte à leur contact, elle aussi fait des gestes déterminés. La force est contagieuse. Son corps est là, enfin elle le sent vivant. C’est par la douleur qu’elle l’entend, il lui crie qu’il est là et prêt à faire équipe. Préparer le repas, attendre la lente cuisson du riz et de la sauce, en regardant, sans comprendre ce qui se dit et sans pouvoir parler, attendre. Elle n’apprend pas que la force, elle apprend la patience. C’était dur les premiers jours. Elle apprécie aujourd’hui, elle apprend qu’elle peut se tenir compagnie. Manger, lentement, rester assise, ne pas forcer. Et enfin rejoindre sa couche, fermer les yeux, entendre son corps. Et dormir.

DL

J. Maurisse

Traits tirés humeur revêche nausées durant des semaines et des semaines et son corps difforme. Dans le miroir cette image qu’elle évitait d’une inconnue bouffie.

L’angoisse, insidieuse, des ramifications jusqu’au plus profond de ses viscères et de ses membres. La nuit, des larmes sèches. De détresse. Peur de ne pas savoir l’aimer.

A vingt ans, sa vie à jamais différente.

Cette rencontre, tant espérée pourtant, elle n’en voulait plus. Fuir… Devant, autour, partout, un mur, un précipice, une chape de glu qui la clouait à terre. Crier n’aurait pas suffi. Ni se débattre. Fuir, retrouver le néant.

Puis un jour, la sueur qui colle, la douleur, intense, le corps qui se tord, se convulse et se déchire. Enfin, les pleurs.

Et il était là.

Elle avait tout oublié dès le moment où l’on avait posé le petit être chaud, si fragile, sur sa poitrine. Instinctivement, elle l’avait entouré de ses bras et les larmes qui coulaient sur les draps charriaient un bonheur trop grand pour elle. Une émotion nouvelle l’envahissait jusqu’à l’étouffer. Une sensation de plénitude. Donner la vie, ce n’était donc que ça ? Un heureux supplice ? Elle ne le quittait pas des yeux. On lui avait à peine arraché le bébé des bras qu’elle pleurait encore, déjà trop seule sans lui. Elle avait oublié son visage. Le toucher, lui parler encore… Peur de le perdre…

Ce soir, James danse sur la scène. Un homme. Etranger, si familier aussi. Sa fierté. Sa raison de vivre. Ses mains se crispent. Et quelques larmes au coin des yeux.

J.M.

Partager