Vos textes à partir de « Une chance folle » de Anne Godard

Il y a 15 jours, Sylvie Neron-Bancel vous a proposé d’écrire à partir du roman d’Anne Godard, Une chance folle (Minuit, 2017). Voici les 10 textes que nous avons sélectionné cette semaine. Un grand merci à tous de votre participation !

 

Carine Salgas

Le temps tressé

 

Sur la photo, en noir et blanc, une femme.

On ne voit pas son visage, seulement ses mains ridées, noueuses, qui tressent des cheveux longs, blancs.

L’annulaire gauche s’habille de deux anneaux. Elle fut épouse.

La traversée des ans a dessiné sur la peau tavelée des reliefs saillants.

L’oreille porte une boucle, ronde, ancienne.

La vieille a vécu. Ses doigts enroulés à sa chevelure connaissent par cœur l’itinéraire. Ils caressent, guident mécaniquement des rubans souples et doux.

Un X s’immobilise déjà à l’amorce de la tresse, au centre de la photo, tandis que plus bas, sous la main droite, les mèches, libres encore, se propagent en ondes désinvoltes.

La vieille femme noue un chemin imperturbable dans un instant précis. Des saisons se lovent dans ses paumes.

On devine le geste mille fois répété.

Les mains, sûres, tracent d’une écriture rigoureuse, calme, un mouvement. Les doigts experts esquissent une ligne, mêlent, serrent, ordonnent.

Le temps s’habille de ce mouvement.

Il passe, blanchit, noue, croise, sépare, s’étire pour enfin figer sa forme.

Vous avez devant vous, dans un geste, une vie.

C.S.

 

Arsène Achar

Le temps biographe

 

Il y a ce garçon, cet homme qui dévore un livre

Et son visage sonne le couchant sur le givre

Je ne sais son âge ; il, émois

À l’abordage, aux abois !

 

Insouciant il se meurt

Son âme se vendange

Salines, obscures heures,

L’on aura sa peau d’ange

 

Le temps qui passe est d’orthographe

Faute, église

Son linceul accueille nos cent faces ;

Sur l’autre rive

 

Le temps qui passe est photographe

Avide il tisse

Une presqu’ile de préfaces

Qui sur nous s’enlisent

 

Le temps qui passe est phonographe

Monochromes roses

À mesure qu’il se délasse

Ses sillons nous ecchymosent

 

Le temps qui passe est cartographe

Il laisse derrière lui de luisantes traces

Par surprise, par panache

S’irise sa hache

 

Enfin,

Le temps qui passe est autographe

Sa bêtise

Nous efface

A.A.

 

Claire

 

Photo de classe

Photo de classe. Nous posons dans la cour du collège, dont on aperçoit, à l’arrière-plan, la façade rouge et rouille. La veille, j’ai coupé mes cheveux, carré léger qui dynamise. Je porte un pull torsadé emprunté à ma mère, un pull en laine à l’approche de l’été, des épaisseurs pour se protéger : du vent, du toucher. A ma gauche, c’est Romuald, sourire et raie sur le côté, puis Aude la blondette. Au deuxième rang, Sylvain et Laurent sont joyeux, bras croisés, et Muriel et Karen, en rose et blanc : deux belles filles dans le vent. Devant elles, assises sur le banc, Audrey et Nolwenn sourient de toutes leurs dents, tournées l’une vers l’autre, épaule contre épaule. A l’autre extrémité, le timide Alexis a l’Amérique au cœur, sur le sweat-shirt acidulé.

Lui est assis devant, au premier rang, veste et pantalon de jean, cheveu dru, regard vert, grandes jambes et mains d’homme déjà, poings posés sur les cuisses. Il sourit discrètement, la bouche est large et rose, le menton carré, et les fossettes au creux des joues. Il est plus bas que moi, je suis plus haut que lui, sur une même ligne, légère diagonale, qui relierait sa terre à mon ciel. Le ciel est gris d’ailleurs, et l’air est frais encore à l’approche de l’été, mais lui est là, un peu plus bas que moi, là dans ma diagonale, beaucoup plus grand que moi, qui suis toute petite, et peut-être qu’un jour je poserai ma tête dans ses grandes mains jointes.

C.

 

Christelle Destombes

Le daguerréotype

 

Vous êtes obligé de me croire sur parole. C’est le portrait d’un homme, tout strié par l’usure, griffé par le temps. C’est un daguerréotype de 5,8 X 4,5 cm, datant de 1837, le plus ancien portrait répertorié. C’est un plan rapproché, les épaules sont dans le cadre. L’homme ne sourit pas, son visage balafré de rayures penche légèrement vers l’arrière, ses cheveux font des boucles romantiques en l’air. Ses traits sont effacés, ses yeux sont flous, comme barbouillés par le passage d’un chiffon de térébenthine. Vous savez, pour obtenir une image avec le procédé de M. Daguerre, il faut poser de 20 à 30 minutes, cela incline sans doute à la rêverie… L’expression est indéchiffrable, plutôt sérieuse, la bouche est serrée sur une absence de sourire. Un foulard est noué autour du cou, par-dessus une chemise blanche dont on ne voit pas le col. Il semble que l’homme porte une redingote.

Tout baigne dans un vert-de-gris parfois troué de lumière, comme des traces d’étoiles saupoudrant le portrait, des morsures d’argent dans la plaque de cuivre. Le portrait sous-exposé a mal résisté à l’usure du temps. La photo n’est qu’un procédé mécanique, les couleurs fanent, vous savez, enfin vous devez me croire sur parole. Ce portrait a le charme de la mélancolie, en dépit de l’apparente froideur du modèle. Il n’est pas vraiment vivant, il n’exulte pas, mais il a ce parfum de fragment d’histoire. Cet homme – qui est-il ? les historiens hésitent – a traversé le temps pour nous laisser sa trace infime.

C.D.

 

Martine Riveron  

Traversée

 

La douceur de la lumière les enveloppe. Il avance, à pas comptés l’homme déjà âgé avec le petit garçon. Il a endossé le costume sombre du dimanche et le petit se tient très droit,  à ses côtés dans ses basketts et son maillot avec les chaussettes bien tirées à mi-jambe. Ils avancent vers la  trouée en rosace du mur du fond, et là ils prendront à gauche la sortie. Ils savourent leur temps. L’homme a dans sa paume droite   la main tendre et offerte du petit. Le petit écoute, regarde, attentif. L’homme lui raconte une histoire et du bras gauche prend à témoin  les colonnes, la voûte.

Le vieux apparaît à l’image le premier, en contraste avec son costume sombre dans la lumière blonde, douce à pleurer, à aimer . Elle fait luire le sol, souligne la délicate rondeur des colonnes. Elle creuse les arcs d’ogive de la voûte. Elle met en action la perspective. La nef est profonde et le regard se coule, sans efforts vers le creux inondé de lumière, tout au fond. La blondeur du tuffeau que la lumière caresse les enveloppe.

Le dos du petit et son pied gauche soulevé tracent le mouvement.Ils s’éloignent de nous. C’est le petit qui donne le rythme, il veut avancer, tandis que le vieux pourrait se contenter de l’évidence de la lumière saisie et contemplée. Le vieux pourrait s’arrêter pour pleurer dans la volupté de la lumière. Le petit l’entraîne dans la mouvement de la vie. Il respire la lumière et  s’élance pour  la danser.

M.V.

 

Stéphanie Bury

Prémices de changement de saison

 

La photographie, format portrait, est prise du dessus, en  plongée.

Un personnage se tient en son centre, en cadre serré ; il est seul sur un trottoir en ville, bordé d’arbres bruns aux branches défeuillées, constellé de traces verdâtres de chewing-gums collés.

De bas en haut : d’abord ses pieds, chaussés d’une paire de baskets blanches, taguées comme un bras plâtré, sont en mouvement vers l’avant, en marche.

Ses jambes, courtes et minces, sont recouvertes de denim gris chiné.

Son buste est habillé d’un caban bleu marine, avec des poches hautes dans lesquelles il a glissé ses mains ; les anses d’un sac à dos noir souple, décoré de badges colorés, smiley « langue tirée » et « poing levé » sur fond violet, enserrent ses deux épaules.

Autour de son cou, il porte une longue écharpe en laine rouge vif, plusieurs fois nouée.

Seule sa tête est nue, sans chapeau, casquette ni bonnet, montrant sa chevelure, cheveux courts, très blonds, jaunes.

Au point culminant de son crâne,  une autre couleur : le rose ; la peau apparente, glabre.

S.B.

 

Isabelle Vigier

Ce frère

 

Je voudrais vous parler de cette image de lui que je ne verrai plus, sinon à travers ces photos d’enfance, et celles que j’ai prises. Ces traces qui n’avouent rien de son secret. Celui que chacun porte sans parvenir à le connaître vraiment ; celui qu’il a porté, lui, l’isolant des autres, je devrais dire le « coupant » des autres, à la manière d’une lame. Le coupant de lui-même surtout. Il y a ce regard d’oiseau de proie, ces yeux bleus d’un jeune homme de vingt-deux ans, qui me fixent avec une lucidité terrible, ce visage anguleux, émacié, de cette beauté qui va s’altérer au fil des ans à cause de cette souffrance qui le laminait, et de ces coups, donnés, reçus surtout de ceux qui avec les meilleures intentions voulaient le maintenir à flots…Il y a ce regard, surtout ce regard : j’ai dit qu’il était bleu mais vous ne pourriez le voir, la photo est en noir et blanc. Derrière son visage à lui, qui occupe la partie droite de l’image il y a, à gauche, une partie surexposée. Je me souviens, j’avais pris cette image devant une vitre qui laissait passer une brillante lumière… Comme celle qui fusait de ce cerveau si doué à apprendre, lire, dessiner, peindre.

Ce cerveau dont l’encéphalogramme, ce 16 mai 2016, disait la fin de toute activité – dans son coma une larme avait perlé de sa joue alors que je lui parlai sans savoir s’il pouvait m’entendre.

Ce frère en noir et blanc.

I.V.

 

Christine Gastaldo

Magali

 

Elle doit avoir  dans les  huit ans, pas plus !  La photo en noir et blanc la montre petite brunette toute échevelée, une courte  mèche collée sur le front  par l’intensité de l’effort qu’elle vient de fournir. Elle a été prise au moment où une  profonde inspiration lui fait bomber le torse et hausser légèrement les épaules, la tête en arrière, le regard vers le ciel. Le soupir de satisfaction viendra s’éteindre dans une expiration sonore. Un sourire triomphal éclaire son petit minois mutin, un petit bout de langue pointe vers la lèvre supérieure droite, les yeux écarquillés marquent la surprise. C’est qu’elle a réussi ! Jusqu’à ce jour, avec une régularité obstinée sans faille à chaque récréation, elle persévérait dans ce jeu si simple partagé par tous les enfants du monde : le saut à la corde, avec ses variantes collectives ou épreuves individuelles. Aujourd’hui elle a compté jusqu’à cinquante sans s’arrêter, sans trébucher. Cette photo, c’est tout à la fois l’énergie de l’enfance, la puissance de la volonté, l’euphorie de la victoire sur soi-même. C’est la photo de ma fille il y a cinquante ans.

C.G.

 

Florence Foucart

Regard sonore

 

L’amour chaste est celui d’âmes pures. Il est amour tragique quand s’y mêle l’amertume. Deux amants endormis par l’épée d’un mari s’envolent et puis s’enfuient par le haut du tableau. Deux corps dans la lumière, nus enlacés, flottent habillés d’un drap blanc devenu leur linceul. Francesca s’abandonne au cœur de Paolo. La joue collée à lui, elle ne veut que sentir le cou de son amant entre ses bras tenu, le parfum de sa peau encore chaude de désir. Derrière ses paupières, ses yeux ne voient que lui, emprisonnent son image. Et, pour l’éternité, sa peau blanche gardera la trace du coup fatal. Victoire conjugale, visa de l’assassin, Francesca  en son dos, Paolo en son sein. Si elle semble apaisée, il paraît accablé, alourdi de chagrin. Le bras gauche levé, enroulé dans le drap qui voile son regard, il rêve au goût sucré des lèvres de Francesca, à ses courbes galbées qui emplissaient ses mains. Si son cœur ne bat plus, il vibre encore pour elle. Elle qui ne craint rien de l’abîme vers laquelle il l’entraîne. Glissent les âmes sœurs, les âmes mortes.

Deux hommes dans un coin sombre, debout et silencieux, observent passer les ombres. L’un, regard dur sur visage figé, accuse. L’amour, si pur soit-il, excuse-t-il la faute ? Absence d’humanité qui condamne l’indécent. Terrible châtiment. L’autre, l’œil pensif, s’habille d’indulgence. Un air de charité flotte sur ses épaules. Une main, échappée du col de son étole, tient sa tête inclinée. À quoi peut-il penser à cet instant précis ?

F.F.

 

Dorothée Chaoui-Derieux

Objectif passé

 

Devant nous une photo en noir et blanc, entièrement occupée par son sujet. L’œil ne sait par où commencer, tant l’espace est saturé. Il nous faut plonger tout entier, retenir notre respiration, nous laisser immerger.

Approchons-nous tout près. On pourrait y lire un paysage de dunes vu du ciel. La terre est craquelée, formant des archipels séparés les uns des autres par des fentes profondes. Ni verdure ni eau. Çà et là quelques crevasses plus profondes que les autres, quelques reliefs plus marqués. Comme ces deux cratères, d’un noir intense et brillant, animés de vie, autour desquels convergent ces sillons de terre aride.

On pourrait y lire aussi la chair flétrie d’un légume, dont l’isolement loin de sa terre nourricière aurait assoiffé la peau, jusqu’à lui faire perdre sa silhouette.

Reculons maintenant. On y lit surtout deux prunelles qui nous fixent de leur regard lumineux, perdues dans un océan de rides. Ici les rides dessinent un damier, là des rayons de soleil ; là encore elles suivent le relief des pommettes. Laissez-moi vous guider, suivons du doigt le contour de ces sillons : nous pouvons en reproduire le dessin, en inventer de nouveaux, déchiffrer pour chacun l’expression d’une émotion passée. Comme un kaléidoscope de visages qu’on aurait envie de tourner doucement. Un même visage passé au filtre du temps, le palimpseste d’une vie.

Rapprochons nous à nouveau. Est-ce le grain de la peau qu’on perçoit, celui de la pierre ? Femme ou statue, peu importe. Le temps a fait son œuvre.

D.C.

 

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