Comment un livre arrive-t-il sur la table des libraires ?

Qu’est-ce qui fait le succès d’un livre ? Pourquoi certains ouvrages rencontrent rapidement leurs lecteurs tandis que d’autres mettent plus de temps à se faire connaître, voire passent inaperçus ? On évoque souvent le rôle de l’éditeur dans la rencontre du livre avec son public, très peu celui des commerciaux qui permettent aux livres d’arriver dans les points de vente et donc de finir entre les mains des lecteurs. Afin d’en savoir plus sur le circuit commercial d’un livre, L’Inventoire a rencontré la Directrice commerciale du groupe Libella, Valérie Hernandez.

 

L’Inventoire: Quel est votre parcours professionnel ?

Valérie Hernandez : Après avoir travaillé comme commerciale dans l’alimentaire, j’ai eu l’opportunité d’entrer dans l’édition, à la faveur d’un changement de poste. Dès lors, j’ai été à même d’occuper des fonctions pour des éditeurs de livres aussi différents que des ouvrages parascolaires et scolaires, puis pratique et jeunesse. A présent chez Libella France, je suis en charge de la commercialisation des ouvrages de littérature, des beaux livres et des livres pratiques.

Pouvez-vous nous parler du groupe Libella ?

VH. Libella France est un groupe indépendant, qui s’est progressivement constitué dans le sillage des éditions Noir sur Blanc, elles-mêmes créées en 1987 par Vera et Jan Michalski. Leur ambition originelle à l’époque était de faire découvrir les littératures de l’est de l’Europe et de créer des passerelles entre les deux côtés du rideau de fer.
Aujourd’hui Libella regroupe neuf maisons d’édition. Buchet/Chastel, maison généraliste publiant néanmoins des catalogues spécialisés, comme la musique et l’écologie ; Phébus spécialisée dans la littérature étrangère et française ; les éditions Noir sur Blanc spécialisées dans la littérature d’Europe centrale et orientale, la littérature de voyage et désormais les beaux livres de photographie ; Libretto, marque de poche du groupe, offrant au lecteur émotion et évasion ; Les Cahiers dessinés qui publient des carnets de dessins ; Delpire et Photosynthèses, deux marques phares spécialisées en photo et enfin Le Temps Apprivoisé spécialisée dans les loisirs créatifs et le DIY.

Vend-on des livres comme on vend des petits pois ?

VH. Je répondrais volontiers oui, nous « vendons des livres comme des petits pois », dans la mesure où la technique de vente, au sens de l’approche clients, est la même. La différence tient à ce que vous vendez. Quand il s’agit de petits pois, vous vendez de la marge, alors que quand vous vendez des livres, vous vendez de la création. Et là, c’est plus compliqué car de nombreux facteurs subjectifs sont à prendre en compte. S’il est possible de comprendre rapidement comment fonctionne techniquement le marché du livre, intégrer les subtilités de la chaîne du livre requiert plus du temps.

Existe-il une spécificité du marché du livre ?

VH. Dans la mesure où le fonctionnement du marché se modélise différemment selon les secteurs, dans la mesure où il s’agit souvent d’un marché de prototypes, la réponse est oui. Toute la difficulté est là, surtout en littérature. Pour certains segments, comme celui du livre scolaire, la modélisation est possible : en envoyant des services de presse, en réalisant des études de marché, en quantifiant statistiquement les taux d’adoption (*). Il est possible d’analyser le marché du scolaire de façon beaucoup plus rationnelle, d’en définir le modèle pour adopter une stratégie commerciale en conséquence. Pour la littérature, c’est plus épineux, plus imprévisible.

Un exemple ?

VH. Paris est une fête** d’Ernest Hemingway. Le livre a été publié pour la première fois en 1964. En 2016, il a eu un succès inattendu. Un engouement collectif s’est créé suite à un événement extérieur imprévisible, les attentats.

Dans le cas des Prix littéraires, oui on peut estimer que le marché et les ventes sont plus prévisibles, nous disposons d’historiques. Les ouvrages distingués par des Prix littéraires bénéficient généralement de ventes plus conséquentes que ceux bénéficiant d’un article, d’un bouche à oreilles ou d’un événement d’actualité. Néanmoins, même dans ces derniers cas de figure, des phénomènes imprévisibles surviennent.

Les Bienveillantes (***) de Jonathan Littell. Les ventes sont allées bien au-delà de celles généralement observées pour un Prix Goncourt. Hors la qualité du texte et le travail de persuasion de l’éditeur auprès des jurys de prix, le sujet du livre avaient suscité le débat lors de sa sortie et les médias lui ont accordé une grande place. C’est l’addition de tous ces éléments, pris communément, qui a fait le succès.

Il semble donc difficile de définir ce qui fait le succès commercial d’un livre ?

VH. C’est la grande question qui m’occupe tous les jours avec les éditeurs. Je crois qu’il est plus sage de reconnaître qu’un succès est multifactoriel. Ce sont de bonnes choses qui arrivent au bon moment et avec le bon dosage.

Je pense à un titre pour lequel nous avons fait une promotion radio sur les deux dernières semaines de l’année 2016. C’est sans doute la combinaison de plusieurs éléments : publicité et période décisive pour les ventes, pour un titre qui avait déjà bien démarré avant, qui a fait le succès. Cela dit, des bons livres qui ne marchent pas, il en existe plein.
Enfin, si on considère que le succès d’un livre ce sont les ventes, Marc Levy est un grand succès.

Il est difficile de savoir à l’avance si un livre va être un succès. Le succès est une alchimie. Même si vous mettez le doigt sur l’étincelle qui a fait qu’un titre a marché, par exemple une interview d’un auteur par Gérard Collard (****), vous ne pouvez pas savoir à l’avance si cela va fonctionner.

Se pose également la question du succès du point de vue de l’auteur. Que cherche un auteur ? Des ventes ou de la reconnaissance ? J’ai souvent observé qu’un auteur se réjouit autant, si ce n’est plus, de l’accueil que lui réserve la presse, que des scores de ventes enregistrés par son livre.

La Rentrée littéraire est un moment fort pour la littérature, comment cela se passe-t-il commercialement ? Quelle est la saisonnalité du livre ?

VH. Généralement, les titres qui sortent pour la Rentrée littéraire de septembre ont été présentés par les équipes commerciales quatre à cinq mois avant la sortie du livre en librairie.

En matière d’implantation dans les points de vente, la Rentrée littéraire s’entend à partir des 3ème et 4ème semaines d’août et la 1ère de septembre. Les ventes vont s’étaler ensuite et se démultiplier au moment des prix littéraires, c’est-à-dire à partir de début novembre. Ne bénéficiant pas du relais des prix, la rentrée littéraire de janvier est moins importante, mais nous pouvons désormais parler de l’autre rentrée littéraire.

La saisonnalité varie d’un secteur à un autre : septembre et janvier pour la littérature, la fin d’année pour les beaux livres, l’été pour les formats poche et les cahiers de vacances, février pour le jardin, avec des pics de saisonnalité qui peuvent se jouer à la semaine.

Quel est l’impact des salons sur les ventes, par exemple pour le festival Étonnants voyageurs où Libella est présent ?

VH. On ne peut pas considérer qu’un salon crée la saisonnalité de la littérature de voyage, même s’il s’agit d’un rendez-vous annuel. D’une manière générale, dans les salons, les auteurs et les éditeurs vont à la rencontre de leur public. Une exception peut-être pour les grands salons, avec une audience nationale, susceptibles de générer des moments de pics de vente.De nombreuses librairies ont fermé ces dernières années, les librairies vont-elles disparaître au profit de la vente en ligne ?

VH. Je crois qu’il existe un vrai risque pour la librairie française, l’économie de la librairie est fragile. Protégée par le législateur (la loi Lang), elle est chaque jour plus concurrencée par les revendeurs en ligne, qui ne luttent pas sur le prix mais sur la largeur de l’offre. Seuls capables de détenir énormément de stocks grâce à de grands entrepôts, ils imposent aux libraires d’être plus inventifs dans la relation clients pour faire face.

Nous revenons au début de l’entretien, à la spécificité du marché du livre. Nous pouvons rapidement penser que le livre est facile à vendre, dans la mesure où le prix est encadré et fixe, et ce, quels que soient les circuits (contrairement à ce qu’il est donné d’observer sur d’autres marchés grand public). Mais en fait pour le livre, les difficultés sont plus difficilement contournables. Quelle réponse apporter commercialement à une librairie qui de par sa taille doit se limiter en nombre de titres ?

Pensez-vous que le livre papier va disparaître et sera remplacé par le livre numérique dans l’avenir ?

VH. Je crois que le livre papier va perdurer. A ce jour, l’offre de livres numériques ne concerne pas encore tous les marchés. S’il existe une offre abondante en littérature et dans les domaines juridique, médical et universitaire, ce n’est pas encore le cas de tous les domaines (le pratique par exemple).

Mais attention, toute mise en ligne et commercialisation de contenus est susceptible de remettre en cause le modèle du livre. Se pose(ra) alors rapidement la question : qu’est-ce qu’un livre ? Et c’est là-dessus que doivent réfléchir nos politiques.

Au-delà de l’offre, nous sommes confrontés à des comportements fondamentaux et sociétaux inquiétants. Nous sommes de plus en plus accaparés par la radio, le cinéma, la télévision, notre iPhone, les réseaux sociaux, Youtube, le travail, etc.
D’une manière générale, les gens lisent moins. Le nombre de lecteurs baisse et la quantité moyenne de livres lus également (même si les gros lecteurs ont tendance à lire plus, leur nombre diminue …).

Aujourd’hui nous savons que ce sont les jeux vidéo, et non la lecture, qui captent le plus l’intensité de l’attention. L’économie de l’attention a totalement basculé vers autre chose que la culture. Les jeunes générations sont multitâches mais cela n’empêche que la qualité de l’attention baisse.

Avez-vous une anecdote autour du lancement d’un livre ou d’une collection ?

VH. J’ai en tête l’exemple d’un dictionnaire qu’on a dû pilonner une fois imprimé car on avait confondu la planche des champignons vénéneux avec la planche des champignons comestibles. Également le cas du pilon de tout un tirage car sur le dos on avait mis deux i à dictionnaire et personne ne s’en était aperçu.

Prenons un exemple plus heureux, celui du livre de Pascale Gautier, Les vieilles. La version initiale en grand format chez Buchet/Chastel s’est vendue à moins de 16 000 exemplaires en grand format tandis que la version poche s’est vendue à près de 200 000 exemplaires. Entre temps, la recommandation des libraires est intervenue, le bouche à oreille s’est installé. Ce sont ces petites étincelles qui font parfois démarrer un livre et qui rendent le marché du livre complexe mais passionnant.

Propos recueillis par Nathalie Hegron

(*) La part de voix = calcul en pourcentages du rapport entre le nombre d’individus adoptant un produit (généralement une innovation) et l’ensemble de la population utilisatrice potentielle.
(**) Il s’est vendu 18 000 exemplaires de l’édition poche sortie fin 2016
(***) Publié dans la Blanche de Gallimard, Les Bienveillantes, Jonathan Littell, raconte les mémoires fictives d’un officier SS. La version initiale, en grand format s’est vendue à plus de 700 000 exemplaires et a reçu le Prix Goncourt 2006 et le Grand prix du roman de l’Académie française 2006
(****) Gérard Collard, libraire à La Griffe Noire et chroniqueur de livres pour plusieurs médias, est un prescripteur de livre important.

2017

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