Françoise Blanc Rouffiac « Étrange voyage », Bruno Mary « Le renoncement »

Sur une proposition d’écriture de Béatrice Limon à partir du roman d’Astrid de Laage « De la main d’une femme », ces deux textes figurent parmi les douze sélectionnés.
Françoise Blanc Rouffiac

Étrange voyage

C’est la dernière ligne droite, l’acte final de cette décision qu’il a prise avec crainte mais, plus encore, avec conviction. Allongé sur ce chariot poussé par un brancardier, il voit défiler les tuyaux qui circulent dans les sous-sols de l’hôpital. Il se souvient, cela l’avait frappé quand il avait été opéré de l’appendicite il y a vingt ans. Il retrouve ce sentiment d’étrangeté et de peur comme s’il partait en voyage vers un pays mystérieux. C’est bien le même chemin vers le bloc opératoire mais l’histoire n’est pas la même. Aujourd’hui, c’est la première fois qu’il va être opéré non pour sauver sa vie mais pour sauver la vie d’un autre, la vie de son fils.

Voilà le bout du couloir, l’ascenseur, le bloc opératoire. Ici, les lumières, les odeurs, les bruits feutrés, tout lui rappelle la naissance de son fils, quand il a pris dans ses deux mains cet être minuscule qui venait de lui être offert. Il y a eu l’amour, la joie de le voir grandir. Et ensuite, la maladie, l’angoisse, une vie parsemée d’embûches et d’espoirs dans les progrès de la médecine. Un long chemin douloureux. Jusqu’à ce jour où un médecin lui a dit : « Pour sauver votre fils, il faut une greffe de rein avec un donneur compatible. C’est souvent le cas des parents. Vous pourriez lui donner un rein sans grand risque pour vous. Seriez-vous d’accord pour qu’on cherche dans ce sens ? »

Oui, trois fois oui ! Il n’a pas hésité une minute, jamais, jusqu’à ce jour où, au pied du mur, il le dit encore.

F.B.R.


Bruno Mary

Le renoncement

Dans la voiture qui le conduisait au siège de France Télévision, Mathieu repensait aux titres de presse qui, en début de semaine, avaient rendu compte de sa candidature.

Le regard fixé sur la Seine il réalisait que ce nouveau rôle représentait l’aboutissement d’un parcours entamé à l’âge où les interrogations de l’adolescence font irruption dans la vie des plus nombreux. A l’inverse, Mathieu, trop jeune militant, attaché parlementaire ensuite, s’était prématurément laissé griser de certitudes. Intelligent et séducteur, agressif parfois et souple quand il avait intérêt à l’être, il s’était toujours évertué, en bon stratège, à concilier sa vision politique avec les préoccupations élitistes du parti. Et c’est naturellement qu’il s’était révélé un leader incontesté, capable de soulever les foules et d’atteindre les plus hautes responsabilités.

Alors que la voiture se rapprochait des studios, il repensait à la décision prise il y a quelques mois par son mentor. Celle de renoncer au combat alors que l’âge ne lui permettait plus d’en supporter l’exigence.  Et déjà affecté par ce que Mathieu ressentait comme un abandon, sa femme lui avait annoncé ce matin, avec le sentiment du devoir accompli, interrompre, non seulement son rôle de libre conseillère, mais aussi celui d’épouse.

Dépourvu de référence originelle et d’amoureuse complicité, mais soudainement libéré du poids des influences, il savourait tout d’un coup le plaisir des sensations nouvelles. Fragile mais soudainement éclairé, malheureux mais étonnamment attentif, bousculé mais avide de nouveaux combats, il savait maintenant être prêt à explorer les territoires auxquels il avait renoncé depuis trop longtemps. Assis dans le studio, maquillé comme pour mieux masquer son nouveau visage, il écoutait l’introduction codifiée du journaliste.

Et, sans plus attendre l’interrompit pour annoncer de façon lapidaire et sans penser au tonnerre médiatique, qu’il renonçait à la présidence.

B.M.