« J’ai marché tard », Laogarde Benat

J’ai marché tard

Enfin, c’est l’expression consacrée qui dit ça, moi je me demande si j’ai vraiment marché un jour. Pour être franc, la position debout me fait peur.

Le port altier, la tête droite et le pectoral provocateur, ce n’est pas mon truc. Je suis plutôt en mode incurvé, concave. Disons que j’ai pris la vie en «plein corps», et que de ce contact musclé résulte une silhouette en parenthèse. Alberto Giacometti, m’aurait adoré comme modèle, j’aurais pu être son homme qui marche contre le vent! Juste une question d’inclinaison en quelque sorte, presque un détail, mais quand on connaît la précision angulaire qu’il faut à une capsule spatiale entrant dans l’atmosphereère pour ne pas être détruite, ou pour ne pas rebondir définitivement vers les immensités galactiques, on se doute bien qu’ici bas, la station bien verticale, est au centre de l’évolution du monde des hommes.

Et pour mon malheur, je suis grand. Ma stature est-elle à l’origine de ma peur ou une simple conséquence? Je ne peux le dire, mais son influence n’est pas neutre. De façon assez abrupte, et comme un raccourci cinglant, je dirai que j’ai le vertige de ma hauteur, et croyez-moi, ce n’est pas évident à assumer au quotidien.

Bambin déjà, j’avais intégré que cet avantage en centimètres serait pour moi un handicap social. J’avais donc décidé de garder mon statut d’homme rampant le plus longtemps possible, certain que me lever, marquerait un commencement lourd de sens pour moi. A quatre pattes, tout me semblait facile, simple, sécurisé et sécurisant, tomber était difficile, voir impossible.

Alors que debout…

La peur, voila ce que je ressentais. Une peur sourde, comme une menace. Je le savais, rien ne serait jamais plus pareil après.

Plus les injonctions de tous à me lever, à quitter le confort d’une stabilité à quatre appuis pour tenter l’aventure équilibriste devenaient ordre, plus je tentais de reculer l’échéance.

A la moindre approche d’une table basse, d’un trotteur, ou de je ne sais quel objet qui aurait pu m’aider à m’élever, je sentais l’énergie collective d’une famille entière, prête à pousser avec moi sur des articulations fléchies, que tous voulaient voir tendues.

À trois ans pourtant, et pour mon grand malheur, j’ai franchi le Rubicon; les genoux bienveillants de mon père assis sur le fauteuil du séjour, ont été la première béquille active de mon corps chancelant. Oui, J’ai marché.

Puis le temps a fini par me faire accepter cette dictature de l’équilibre, mais je m’y trouve aussi à l’aise qu’un manchot dans une usine de poil à gratter. Au point que tout me pousse à vouloir retrouver une stabilité et une vision très terre à terre, pour ne pas dire: de bas étage! Je sais pourquoi je déteste les points de vue zénithaux, et pourquoi la mode actuelle des images prisent par des drones me rend si mal à l’aise.

C’est sans doute pour cela que je cultive ce coté penché sur l’avant, qui donne à mon pas une résonance reconnaissable de loin. Comme une mécanique machiavélique, la marche m’est un ultimatum de chaque pas. Ce besoin de se grandir à chaque enjambée pour permettre à un pied de doubler l’autre, est pour moi un défi du quotidien.

Combien de pas chaque jour? Combien de pas dans une vie? Chaque fois un commencement, et chaque fois une angoisse.

Lutter ? J’essaie, mais ma parade est basique: lever le moins possible les pieds. Je tente par tous les moyens de coller au sol, au grand dam de certains de mes proches qui ne voient dans cette glissade permanente que la traduction d’une fainéantise patentée, «pas tenté», le vocabulaire est aussi contre moi. Pire, quand d’ autres n’y voient qu’un désir immature d’user prématurément mes semelles de crêpes, dans un chuintement incessant pour oreilles sensibles. Une «plainte des pieds» en quelque sorte, qui viendrait rappeler à tous, le poids de mon fardeau.

Et pourtant, il n’est pas sans danger de s’exposer à la moindre irrégularité du sol. Buter et choir. Combien de fois suis-je tomber? Sans doute moins souvent que je n’ai évité la chute de justesse, trébuchant dans une fuite en avant «gagesque» autant que désespérée, mais quand même. Triste quotidien.

Comique par inadvertance n’étant pas un métier d’avenir, à l’âge des choix et de l’orientation professionnelle, j’ai bien envisagé une carrière de podologue, mais plus pour essayer de comprendre l’origine de mon mal, que pour venir en aide à tous les malformés de l’orteil. Heureusement, la raison a été plus forte que moi, car la perspective de mettre mon embarras quotidien et personnel dans mon espace de travail aurait été une surcharge mentale trop difficile à porter. Alors, exit les soins des pieds!

Dans un autre siècle, peut-être aurais-je pu trouver une place de maître de maison dans une de ces bâtisses bourgeoises, où, sur les parquets lustrés à l’encaustique, les employées se déplaçaient chaussés de patins de feutre afin de mieux étaler la cire. Hélas pour moi, il n’existe plus guère d’emplois aussi spécifiques de nos jours, c’est bien dommage!

Avec le vertige de soi, tout est compliqué, chaque action est un calvaire, chaque commencement une angoisse. Et que l’on ne vienne pas me parler des «vertiges de l’amour», ou autres âneries de ce genre, qui voudraient faire passer ce trouble, cette tare, pour une sensation agréable, voir un état recherché! Il n’est pire situation que celle d’avoir à se lever chaque matin, et cela 365 jours par an, pour affronter cette normalité chez tous qui devient une singularité chez moi.

Et puis… comment occulter la question douloureuse du premier pas? Car avant de se délecter des vertiges de la situation amoureuse, il faut bien entendu être capable de le faire «ce premier pas», toujours la symbolique des mots !

Pour bien comprendre la difficulté de la chose me concernant, il faut de l’imagination, beaucoup d‘imagination! Mais pour faire simple, j’aurai souvent voulu, comme dans la chanson, que ce soit elles qui fassent… le premier pas!

L.B.